mercredi 13 juin 2007

Carte scolaire : les pistes alternatives (3/3)


Le précédent post consacré à la carte scolaire a montré qu’il ne fallait sans doute pas attendre grand-chose de la suppression de la sectorisation, si ce n’est un creusement des inégalités scolaires entre les établissements. Pour autant, les objectifs mis en avant par les partisans de cette suppression ne sont ni vains, ni totalement hors de portée : diversification de l’offre éducative, plus grande mixité sociale à l’école, amélioration du sort des plus défavorisés, gains d’efficacité du système éducatif. Seulement, on ne peut compter sur un seul outil – en l’occurrence le mode d’affectation des élèves aux différents établissements scolaires – pour espérer les atteindre simultanément. La solution aux problèmes soulevés par les dysfonctionnements de la sectorisation passent plutôt par l’activation de différents leviers, que le débat actuel a tendance à occulter, alors qu’il y a des bonnes raisons de penser qu’ils pourraient contribuer à rendre l’école à la fois plus juste et plus efficace.

Pourquoi faut-il encourager la mixité sociale à l’école ?

Le débat sur la carte scolaire doit sortir du schéma binaire dans lequel on tend trop souvent à l’enfermer : il s’agit moins de se prononcer pour ou contre la sectorisation que de s’interroger sur les modalités concrètes qui pourraient permettre au système éducatif français de garantir une plus forte mixité sociale à l’école.

Encore faut-il s’entendre sur les raisons pour lesquelles on pense que la mixité sociale dans les établissements scolaires devrait constituer un objectif prioritaire de la politique éducative. Rien ne garantit en effet a priori que cette mixité sociale soit globalement bénéfique aux élèves et, plus largement, au système éducatif pris dans son ensemble. Et si les performances d’un élève étaient déterminées avant tout par son environnement familial et dépendaient finalement assez peu du contexte scolaire dans lequel il évolue ? Dans ce cas, introduire davantage de mixité sociale à l’école n’aurait pour ainsi dire aucun effet sur les résultats scolaires des uns et des autres. Les élèves les plus en difficulté pourraient même pâtir de cette mixité, si elle a pour effet de les reléguer encore davantage en queue de classe, avec tous les effets de stigmatisation que cela peut comporter.

C’est là qu’interviennent les enseignements des études empiriques consacrées aux « effets de pairs ». Par ce terme, les économistes désignent le fait que les résultats scolaires d’un élève ne dépendent pas uniquement de ses efforts individuels, mais aussi des efforts fournis par les autres élèves : autrement dit, je réussirai mieux à l’école si mes camarades sont meilleurs et je serai « tiré vers le bas » s’ils ont de mauvais résultats. Un certain nombre de travaux ont permis de mettre en évidence l’existence de ces effets de pairs : dans un article célèbre, l’économiste américaine Caroline Hoxby a par exemple utilisé les modifications exogènes introduites par la répartition aléatoire des élèves dans les différentes classes des écoles primaires texanes pour quantifier ces effets. Le résultat est frappant : un accroissement exogène d’un point dans la moyenne d’une classe améliorerait de 0,15 à 0,4 point le niveau individuel d’un élève donné.

L’existence de ces « effets de pairs » modifie radicalement le jugement qu’on peut porter sur la ségrégation sociale à l’école. En présence de tels effets, la concentration géographique des groupes sociaux ne se limite pas en effet à figer à l’école les inégalités sociales de départ : elle tend à les augmenter. Dès lors, lutter contre la ségrégation éducative apparaît comme une condition essentielle de la réduction des inégalités scolaires.

Certaines études suggèrent même qu’on peut aller plus loin et considérer la promotion de la mixité sociale à l’école comme une mesure efficace au sens où elle améliorerait davantage les performances des élèves socialement défavorisés qu’elles ne réduirait celles des élèves issus des milieux sociaux aisés. Dans un article récent, Joshua Angrist et Kevin Lang ont par exemple observé que les élèves noirs d’origine modestes envoyés, dans le cadre d’un programme de busing mis en place à Boston, dans des écoles situées dans des quartiers à dominante blanche amélioraient considérablement leurs performances scolaires, sans pénaliser celles des élèves blancs scolarisés dans les écoles d’accueil.

L’existence de ces effets de pairs semble donc plaider en faveur d’une plus grande mixité sociale dans les établissements scolaires. En même temps, on peut rétorquer qu’une trop grande hétérogénéité dans les performances scolaires n’est pas forcément bénéfique, soit qu’elle conduise à ralentir l’apprentissage de la tête de classe, soit qu’elle aboutisse à « larguer » les moins bons élèves. Si je veux apprendre à jouer au tennis, j’ai intérêt à choisir un partenaire un peu plus expérimenté ; en même temps, si ce partenaire s’appelle Roger Federer, je risque de ne pas toucher une balle… Un article récent de Caroline Hoxby et Gretchen Weingarth apporte un éclairage intéressant sur cet arbitrage entre homogénéité et hétérogénéité des classes : leurs résultats montrent en effet que pour profiter au mieux des effets de pairs sans pénaliser les meilleurs et les moins bons élèves, il faut impérativement éviter toute « bipolarisation » au sein d’une même classe (que des bons d’un côté et que des mauvais sans élèves de niveau intermédiaire) et au contraire privilégier une composition « continue », qui associe des élèves de tous niveaux, dans un éventail de performances pas trop large.

Ainsi, une plus grande mixité sociale dans les établissements scolaires n’aura de chance de faire profiter le plus grand nombre des « effets de pairs » positifs que si elle s’accompagne d’un dosage subtil des publics scolaires dans les classes d’un même établissement. Deux écueils sont à éviter : la mise en place de classes de niveau qui empêchent les élèves les moins bons d’être « tirés vers le haut » pas les meilleurs d’une part ; la juxtaposition de groupes très hétérogènes d’autre part, qui rend la tâche impossible aux enseignants. La meilleure solution passe sans doute par la constitution de classes avec des élèves de niveaux différents, mais sans effets de « grappes », ce qui n’exclut pas de faire varier le niveau moyen d’une classe à l’autre pour éviter une trop grande disparité de performances au sein d’une même classe.

La promotion de la mixité sociale à l’école peut donc être justifiée tant du point de vue de l’équité que de l’efficacité du système éducatif, à condition de faire en sorte que cette mixité n’aboutisse pas à créer des « discontinuités » de performances dans les classes. Reste à savoir comment on s'y prend pour combattre la ségrégation sociale qui caractérise aujourd’hui le système éducatif.

I/ Comment réduire la ségrégation éducative ?

Dans le post précédent, j’expliquais les raisons pour lesquelles une simple suppression de la carte scolaire avait peu de chance de modifier seule la composition sociale des établissements scolaires, alors qu'elle risquait d'augmentant leur stratification par niveau. D’autres moyens ne seraient-ils pas plus efficaces pour renforcer la mixité sociale à l’école ?

On ne peut espérer y parvenir sans s’attaquer à la considérable ségrégation résidentielle qui caractérise les grandes agglomérations urbaines. La réalisation de cet objectif passe en priorité par la diversification géographique du parc de logements sociaux que permettrait une application stricte de la loi SRU, qui oblige les communes de plus de 3500 habitants (1500 en Ile-de-France) situées dans une agglomération de plus de 50000 habitants à posséder au moins 20% de logements sociaux, à moins de payer une taxe qui ne peut dépasser 5% du montant des dépenses réelles de fonctionnement de la commune. Compte tenu de la modicité d’une telle sanction, de nombreuses communes (suivez mon regard…) ont préféré se mettre dans l’illégalité : en région parisienne, il faudrait construire 160000 logements sociaux supplémentaires pour être en conformité avec la loi, soit au minimum 8000 par an. Or, depuis trois ans, seuls 18000 logements ont été construits, dont plus de 10000 dans la seule ville de Paris, qui compte 14,3 % de logements sociaux.

D’autres instruments devront également être mobilisés pour que la composition sociale des établissements scolaires échappe en partie au déterminisme géographique. Deux options sont envisageables :

On peut d’abord choisir de maintenir le principe de la sectorisation, en modifiant son fonctionnement de trois manières :

1/ En revoyant le découpage de la carte scolaire, afin d’associer des quartiers socialement hétérogènes. Certains établissements scolaires pratiquent déjà ce type de sectorisation, à l’image du collège Bergson, situé dans le XIXe arrondissement de Paris, qui recrute ses élèves à la fois dans les beaux quartiers de Belleville et dans les quartiers plus défavorisés qui jouxtent la place Stalingrad. Une autre possibilité consisterait à calquer la sectorisation des collèges sur le plan des lignes de transport collectif, afin que la proximité d’un établissement puisse aller de pair avec une plus grande mixité sociale dans le recrutement. Enfin, pour éviter que cette forme de sectorisation ne recrée de la ségrégation en modifiant les stratégies résidentielles des parents, il faudrait que les secteurs soient redéfinis périodiquement.

2/ En limitant drastiquement les possibilités de dérogations accordées pour des motifs douteux tels que le choix d’une langue rare et en croisant les informations sur la résidence principale issues de la déclaration de revenus avec les renseignements fournis par les familles lors des demandes d’inscription au collège afin de détecter les fausses domiciliations.

3/ En incluant dans le contrat des établissements scolaires du secteur privé le respect d’un minimum de mixité sociale dans le recrutement de leurs élèves, afin que la liberté de choisir une éducation religieuse ne constitue pas le prétexte à la sauvegarde d’un « entre soi » protecteur. Dans la mesure où l’Etat fournit au secteur privé sous contrat (qui représente la très grande majorité des établissements privés) l'essentiel de ses ressources (à commencer par les salaires des enseignants), il ne paraîtrait pas choquant qu’il ait son mot à dire sur la manière dont ces établissements recrutent leurs élèves.

L’objectif de mixité sociale pourrait aussi être réalisé dans le cadre d’une carte scolaire assouplie, voire abolie, à condition que les procédures de sélection permettent aux élèves les plus modestes d’accéder effectivement à l’ensemble des collèges publics. Pour cela, et quoi qu’en dise le ministre Darcos qui se refuse à employer le mot de quota, « parce qu’il est horrible » (plus horrible que le mot de « ségrégation » ?), il faudrait au minimum que la liberté de choix des parents soit tempérée par l’obligation faite aux établissements publics et privés d’accueillir un pourcentage donné d’élèves présentant des difficultés scolaires, sur la base d’un tirage au sort parmi les postulants. Un tel système présenterait néanmoins un inconvénient de taille : outre sa complexité proche du casse-tête chinois, il ne manquerait pas d’engendrer frustrations et mécontentements chez les parents qui n’auraient pas décroché l’établissement de leurs rêves.

Il ne faut pas toutefois se bercer d’illusions : compte tenu de l’extrême sensibilité politique de la question scolaire, la ségrégation éducative ne pourra jamais être atténuée qu’à la marge par ce type de mesures. Car jamais aucune politique publique n’empêchera la conjonction des facteurs sociaux de la réussite scolaire et la volonté des parents d’assurer la meilleure éducation possible pour leurs enfants d’engendrer une importante segmentation sociale des établissements scolaires (ce phénomène expliquant en grande partie que les politiques de busing mises en place aux Etats-Unis à partir des années 1970 aient été progressivement supprimées au début des années 1990).

Changer le mode d’affectation des élèves ne suffira pas à créer les conditions d’une véritable égalité des chances à l’école. Pour en approcher, d’autres instruments doivent être mobilisés.

II/ Comment améliorer le sort des élèves issus de milieux défavorisés ?

On a vu que si elle permettait sans doute d’améliorer les perspectives scolaires des meilleurs élèves issus de milieux sociaux modestes en leur ouvrant les portes des établissements cotés, la suppression de la carte scolaire aurait vraisemblablement pour effet de dégrader la situation de tous ceux qui n’auront pas la possibilité d’échapper aux collèges où se concentre l’échec scolaire.

Pour améliorer le sort de ces élèves et rendre l’école plus juste, il faut s’efforcer de cibler réellement les moyens sur les publics scolaires qui en on le plus besoin. Dans sa forme actuelle, la politique d’éducation prioritaire est inefficace : en travaillant sur des panels d’élèves suivis au cours de toute leur scolarité, Bénabou, Kramarz et Prost ont montré que le traitement « ZEP » n’a eu aucun effet significatif sur la réussite des élèves. Il y a cela deux raisons principales : d’une part, l’existence d’un fort effet de stigmatisation associé au classement en ZEP, qui tend à accentuer les écarts de composition sociale entre ces établissements et les autres et à faire fuir les enseignants expérimentés au profit des jeunes recrues de l’Éducation nationale ; d’autre part, l’insuffisant ciblage de la politique d’éducation prioritaire : aujourd’hui, un élève scolarisé en ZEP mobilise un effort financier supérieur de seulement 5 % à la moyenne des élèves hors ZEP ! Ce n’est donc pas pas parce qu’elle serait par principe inefficace que cette politique ne fonctionne pas, mais bien parce que le saupoudrage des moyens la condamne à l’impuissance. L’exemple britannique, où a été développé un programme d’éducation compensatoire baptisé Excellence in Cities montre qu’il est possible d’améliorer considérablement les performances éducatives des enfants de milieux défavorisés, à condition d’y mettre le prix et de réellement cibler les efforts.

L’idée qu’il faille redistribuer les moyens entre établissements ne semble pas d’ailleurs avoir complètement échappé au nouveau ministre de l’Education nationale. Seulement, la manière dont il compte organiser cette redistribution apparaît franchement inadaptée, pour ne pas dire totalement foireuse. Xavier Darcos propose en effet de maintenir les moyens dans les établissements qui perdront des élèves après la suppression de la carte scolaire, afin d’y augmenter ex post la dépense par élève. Outre qu’une telle redistribution serait très insuffisante par son ampleur, elle donnerait de très mauvaises incitations aux chefs d’établissements, qui n’auraient nullement intérêt à faire les efforts nécessaires pour juguler l’hémorragie des élèves frappant leurs collèges.

Une solution plus efficace consisterait sans doute à accorder un soutien proportionnel aux difficultés objectives, définies à partir de critères socio-économiques précis, plutôt que de conditionner les aides forfaitaires à une définition statutaire (type ZEP) qui disperse les ressources et stigmatise le public ciblé ou encore, à la Darcos, de maintenir une dotation indépendante du nombre d’élèves. Il faut faire en sorte que les « prestations compensatoires » soient conséquentes et aillent aux zones où se concentrent réellement les difficultés. Ce n’est qu’à cette condition que l’effort accru d’encadrement et d’accompagnement des élèves pourra porter ses fruits. Quatre objectifs sont prioritaires :

1/ Une diminution drastique de la taille des classes dans les établissements où se concentre l’échec scolaire : dans un article abondamment commenté, Thomas Piketty a mis en évidence l’existence d’un impact positif important des tailles de classes réduites sur la réussite scolaire à l’école primaire. Ses résultats indiquent que des politiques réalistes de ciblage des moyens peuvent avoir un effet considérable sur la réduction des inégalités scolaires et qu’elles gagneraient probablement à se concentrer sur les plus jeunes élèves : d’après ses estimations, en réduisant de 5 élèves la taille moyenne des classes des écoles primaires en ZEP (ce qui se traduirait, à moyens constants, par une augmentation de 1,3 élève par classe hors ZEP), on pourrait réduire de près de moitié l’écart entre les scores moyens obtenus en ZEP et hors ZEP aux évaluations de mathématiques de début de CE2.

2/ La promotion de politiques ciblées d’accompagnement scolaire, incluant l’organisation d’un système de tutorat, afin d’assurer le suivi personnalisé des élèves et l’aménagement de classes réduites et de cours supplémentaires pour les élèves les plus en difficulté. Pour être réellement efficaces, de telles mesures devraient être complétées par la mise en place de dispositifs d’accompagnement périscolaire : une étude très sérieuse menée sur les réseaux de tuteurs pour enfants créés aux Etats-Unis par l’association Big Brothers Big Sisters montre que ces derniers on permis de réduire significativement le taux d’absentéisme scolaire tout en améliorant les résultats et les relations avec leur familles des jeunes qui en ont bénéficié.

3/ Enfin, pour empêcher la fuite des enseignants les plus expérimentés vers des collèges ou des lycées situés dans des zones moins défavorisées, il faudrait mettre en place des primes substantielles en faveur des personnels de l’Education nationale qui choisissent de travailler dans les établissements scolaires les plus sensibles.

4/ Afin de renforcer l’attractivité des établissements difficiles et de remobiliser leurs élèves, il serait sans doute nécessaire d’y offrir le même choix d’options que dans les établissements huppés, et d’y développer des dispositifs d’accès privilégié aux classes préparatoires. Une solution originale a été récemment proposée par l’historien Patrick Weil : il s’agirait de réserver, à côté des admissions sur dossier, une fraction importante des places en classes préparatoires et en instituts d’études politiques aux 5% des meilleurs bacheliers de chaque lycée. Une telle mesure aurait l’avantage de réduire la ségrégation scolaire à la source, en réduisant les incitations des élèves les plus doués des quartiers sensibles à fuir leur collège ou leur lycée de secteur tout en créant une émulation positive dans des établissements où trop d’élèves ont aujourd’hui tendance à censurer leurs ambitions scolaires.

III/ Pour augmenter la productivité du système éducatif et donner plus de choix aux parents d’élèves

Il existe aujourd’hui de réelles marges de manœuvre pour augmenter la productivité du système éducatif et donner plus de choix aux parents d’élèves sans avoir à passer forcément par une mise en concurrence des établissements dont on a vu qu’elle risquait de creuser les inégalités de niveau entre collèges. Pour cela, il est impératif de développer un système d’incitations susceptible de rendre plus efficace l’action de tous ceux qui, avec les élèves, font vivre l’école : chefs d’établissements, enseignants et parents d’élèves.

1/ Il paraît indispensable de commencer par augmenter les marges de manœuvre budgétaires et organisationnelles des établissements scolaires (ce qui devrait inclure la liberté de recrutement des enseignants) et de récompenser les meilleures pratiques (sous la forme de bonus financiers, par exemple) à l’issue d’évaluations publiques systématiques. En favorisant l’initiative pédagogique et en permettant aux chefs d’établissement de devenir les véritables animateurs des équipes placées sous leur direction, ce type de démarche pourrait contribuer promouvoir une meilleure utilisation des ressources mises à disposition des écoles, comme semble l’indiquer les évaluations globalement positives des politiques de school accountability dans les Etats américains où elles ont été mises en œuvre.

2/ Du côté des enseignants, il faut commencer par réformer en profondeur la manière dont ils sont formés. La suppression des IUFM, que certains réclament à grands cris, ne résoudra pas le problème. Mieux vaudrait sans doute en modifier le fonctionnement, en rééquilibrant le contenu des enseignements vers les savoirs pratiques, acquis grâce à des modules de « mise en situation » des stagiaires face à de vrais élèves. Surtout, il est indispensable que la formation des enseignants se prolonge sous la forme de stages tout au long de leur carrière. L’efficacité de tels stages est attestée par un certain nombre d’évaluations empiriques : Joshua Angrist et Victor Lavy ont par exemple montré qu’un programme de formation continue des enseignants mis en place dans une dizaine d’écoles de Jérusalem a contribué à améliorer significativement les résultats aux tests de lecture et de mathématiques des élèves concernés, par comparaison avec ceux des écoles n’ayant pas bénéficié du programme. Plus généralement, il serait temps que les notions d’évaluation et de reconnaissance du mérite ne soient pas réservées aux seuls élèves. En France, s’il est admis qu’il existe de « bons » et de « moins bons » enseignants, cette distinction n’a dans les faits presque aucun impact ni sur la rémunération, ni sur les carrières de ces derniers. Or, un certain nombre de travaux empiriques, à l’image de cet article de Jonah Rockoff, ont conclu à l’existence d’un « effet maître » important. Il serait sans doute utile que cet effet soit stimulé par le truchement de mécanismes incitatifs organisé au niveau des établissements scolaires. On pourrait notamment s’inspirer d’une formule expérimentée en Israël en 2001 : elle consistait à récompenser financièrement les enseignants dont les étudiants obtenaient des résultats aux examens nationaux supérieurs à ceux prédits par leurs performances scolaires antérieures, les caractéristiques socio-professionnelles de leurs parents et la valeur ajoutée de leur école. Pour éviter toute manipulation des notes ou de la composition des classes, un certain nombre de garde-fous avaient été prévus par le programme. Les résultats, analysés par Victor Lavy, furent spectaculaires, les notes moyennes en mathématiques et en anglais augmentant d’environ 10 % par rapport à celles du groupe témoin. Il ne s’agit évidemment pas de surestimer l’efficacité de tels dispositifs, car même en se limitant à la dimension quantitative de l’efficacité scolaire, il est toujours difficile d’attribuer avec certitude la performance de tel étudiant à tel ou tel enseignant, mais la récompense de la performance pédagogique peut très bien être conçue comme un complément aux mécanismes incitatifs gérés au niveau des établissements scolaires, et doit être réservée aux enseignants dont les élèves obtiennent les meilleurs résultats année après année.

3/ Si notre système éducatif ne fonctionne pas de manière parfaitement efficace, c’est sans doute en partie parce qu’il ne prend pas suffisamment en compte le point de vue de ceux qui, tout en ne faisant pas partie intégrante de l’institution scolaire, n’en demeurent pas moins des observateurs avisés et critiques de son fonctionnement : les parents d’élèves. En France, leur rôle dans la vie scolaire des établissements scolaires reste extrêmement limité : sur le plan institutionnel, il se borne à la désignation de représentants élus des parents d’élèves qui n’ont guère les moyens d’influencer la vie de l’établissement : s’ils bénéficient d’une voix délibérative dans les instances participatives que sont le conseil de l’école pour le premier degré et le conseil d’administration pour le second degré (organes où sont votés le règlement intérieur et le projet d’école), ils n’ont en revanche qu’un rôle consultatif dans les conseils de classe. Ils ne disposent, en particulier, d’aucun pouvoir d’influence en matière de gestion des ressources matérielles et humaines. Or chez la plupart de nos voisins, les parents occupent une place centrale dans les établissements scolaires et sont capables de peser sur les choix qui y sont opérés, sans que la qualité pédagogique des enseignements en pâtisse d’une quelconque manière. Au Royaume-Uni, par exemple, les représentants élus des parents d’élèves (appelés school governors) qui siègent au conseil d’administration des écoles peuvent fixer les orientations stratégiques du projet d’établissement, voter le budget, en contrôler l’exécution et, surtout, participent à la désignation du chef d’établissement. Leur pouvoir est donc considérable et la plupart des observateurs s’accordent à considérer qu’ils ont contribué de manière significative à améliorer l’efficience de la dépense éducative au Royaume-Uni. L’adaptation d’un tel modèle de gouvernance en France permettrait sans doute d’améliorer l’efficacité du système éducatif tout donnant aux parents la possibilité de réellement peser sur les choix qui orientent l’éducation de leurs enfants.


Que conclure au terme de long feuilleton ? Eh bien qu’en définitive, la question de la carte scolaire ne saurait constituer l’alpha et l’oméga de la politique éducative française. N’en déplaise à certains, sa suppression ne permettra pas à elle seule de relever les nombreux défis qui se dressent devant l'institution scolaire. Pis, on peut craindre que la cristallisation du débat autour de cette aspect n’ait pour conséquence fâcheuse d’occulter des questions autrement plus importantes pour l’avenir de l’école : comment augmenter la mixité sociale à l’école ? Comment et jusqu’où redistribuer les moyens en direction des élèves les plus défavorisés ? Comment améliorer l’efficience de la dépense éducative ?

Or sur toutes ces questions, la réflexion a beaucoup progressé et on dispose aujourd’hui, sinon de recettes miracles, du moins de pistes de réformes intéressantes qui pourraient faire l’objet d’expérimentations locales, évaluées de manière indépendante. Une analyse comparée des coûts et bénéfices de ces réformes permettrait ensuite de déterminer lesquelles mériteraient d’être étendues à l’ensemble du territoire.

On peut toujours rêver…
_Julien_

6 commentaires:

jmdesp a dit…

Merci pour cette analyse beaucoup plus complète que ce qu'on lit habituellement.

J'aimerais cependant réagir par rapport à mon expérience personnelle d'élève il y a maintenant 20 ans dans un collège qui est sans doute toujours un cas d'école de carte scolaire favorisant la mixité entre le petit groupe des élèves provenant du quartier pavillonaire et ceux des immeubles, limite cité, largement majoritaire.

Pour tous les acteurs dans ce contexte, il a toujours été une évidence concrète que trop d'écart de niveau dans une classe était ingérable pour l'enseignement, poussant d'ailleurs à la mise en place d'une expérience pédagogique de groupes de niveaux.

Même avant que l'expérience des groupes de niveau ne l'officialise, il y avait des mécanismes (beaucoup moins officiels donc moins souples et moins honnêtes) pour répartir les élèves suivant leur niveau par classe.

Si ça semble inique, j'y opposerais le souvenir que j'ai de deux élèves repéchés par leur résultats depuis une classe très faible vers celle réunissant les meilleurs élèves. Ils ont littéralement coulé. Il me semble qu'avant ce changement un effort scolaire raisonnable suffisait pour qu'ils se distinguent et soient récompensé de leurs efforts scolaires. Mais après le changement, ils avaient une vue direct sur l'écart de performance scolaire existant et à quel point peu d'efforts suffisaient à ces élèves pour les dépasser. Ils ont été totalement découragés et ont absolument laché prise.

Le système de répartition par groupe de niveau mis en place ensuite me semble avoir bien marché, l'équité était apportée par une réactualisation en fonction des résutats chaque trimestre. En tout cas, en étant dans tous les meilleurs groupe, il m'a permis d'avoir énormément de facilité en arrivant au lycée malgrè la concurrence d'élève de collège nettement mieux réputés.

Vous y opposez dans votre note l'idée de groupes sélectionnés plutôt avoir le gradient maximum compatible avec l'efficacité d'enseignement qui apporterait alors le maximum d'émulation par les meilleurs.

Je suis de par cette expérience personnelle assez sceptique sur l'effet d'émulation par les meilleurs par rapport aux avantages de l'enseignement d'une classe la plus équilibrée possible.

De plus votre version me parait très difficile à mettre en place en pratique.
Elle ne peut se faire sans une évaluation précise des élèves pour les répartir et des décision prises sur cette base, et en même temps, elle sera impossible à défendre face aux contestations. Un élève moyen devra-t-il être choisi pour être l'émulateur d'une classe très faible, ou l'émulé d'une classe beaucoup plus forte ? Vous ne pouvez pas répondre, et tous les parents se battront pour que ce soit le second ce qui cassera le système.

N'a-t-on pas dans le système des groupes de niveau aussi une émulation pour rejoindre le meilleur groupe ? La règle étant claire (de meilleurs résultats et on rejoint le meilleur groupe), et le système pas incompatible avec des mesures d'équité favorisant les plus faibles (moins d'élèves pour les groupes les plus faible pour leur donner de meilleurs chances, des mesures d'accompagenement spécifiques), je crois qu'il peut marcher assez bien.

Anonyme a dit…

Ces trois billets sont impressionnants et quasi "ultimate" !

Deux nuances toutefois sur deux sources (et les conclusions qui vont avec).

1) Les sources américaines sur l'effet des classes de niveau (un élève progresserait plus vite s'il est dans une classe de niveau meilleur que le sien) : il peut y avoir un lien avec la pédagogie des enseignants américains. En France, l'enseignant "moyen" tend à faire son cours pour la première moitié de la classe ; l'effet pourrait être inverse (on progresserait plus vite dans une classe de niveau moyen légèrement inférieur au sien, parce qu'on fait alors l'objet de l'attention de l'enseignant). Je crois avoir trouvé cette remarque chez Piketty.

2) Sur .... Piketty justement, j'ai un grand doute sur la méthodo de son étude qui démontrerait (à l'inverse d'autres sources) que la taille des classes a un grand effet sur la réussite. En effet, il utilise des données venant d'écoles qui ont eu des suppressions ou créations de classes (de façon à avoir un fort différentiel dans les tailles). Mais ces suppressions ou créations sont aussi susceptibles de créer un "effet Mayo" - la performance des classes allégées viendrait non de leur taille, mais du fait même qu'on vient de créer une nouvelle classe, donc d'embaucher de nouveaux ensiegnants, etc. : un tel résultat serait non durable.

La question de la taille des classes a également été beaucoup étudiée dans le Tiers-Monde (par l'Unesco et bien d'autres) où les classes de 100, 200 ... élèves sont fréquentes. La conclusion dominante est que - sur les tailles relativement élevées, ce qui n'est pas le cas français - la taille joue peu sur la réussite ; c'est la possession de manuels par l'élève qui est essentielle à la réussite. Dépaysement ... qui rappelle que les résultats d'un pays ne sont pas forcément, en matière éducative, transposables tels quels à un autre système éducatif.

yrduab a dit…

Bravo et merci pour cet extraordinaire travail d'analyse.

Les trois parties sont toutes intéressantes. Cette 3ème partie met en avant des pistes de solution.

Je suis favorable pour ma part au maintien de la sectorisation avec rotation périodique (tous les 2 ou 3 ans), pour limiter les écarts. Toutefois, cette solution risque d'élargir les zones de désertion, car il est rare que les "bons" collèges cohabitent trop avec les "mauvais". Il faudrait penser à des découpages en portions, pour permettre au établissements du centre des grandes villes d'accueillir des enfants des périphéries.

Mais cela nécessiterait de l'expérimentation, sur plusieurs années : rien de bien utile pour se faire réélire dans 5 ans...

Julien a dit…

@ Jmdesp : je crois que nous sommes malgré tout assez d’accord sur le fond. Votre expérience personnelle semble rejoindre assez bien les conclusions des études les plus récentes sur les effets de pairs : la « bipolarisation » excessive d’une classe nuit en général aux bons comme aux mauvais élèves et il faut éviter à tout prix d’introduire des discontinuités dans la performance des élèves, sous peine de rendre impossible la tâche de l’enseignant. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas veiller à promouvoir une certaine hétérogénéité dans les classes, mais dans un intervalle de performances assez restreint, car un élève ayant de mauvais résultats scolaires bénéficiera en général de la présence d’élèves un peu meilleurs que lui dans sa classe. Les classes de niveau, au sens restrictif de classes constituées d’élèves aux performances parfaitement homogènes, ne me semblent donc pas constituer une bonne solution. Pour pouvoir organiser des classes mixtes selon le principe exposé dans ce post, il est naturellement indispensable que la diversité des niveaux des élèves au sein d’un même établissement soit suffisamment grande, ce qui n’est évidemment pas possible dans le cas extrême d’un collège accueillant les élèves issus de deux quartiers dont la composition sociale se situe aux antipodes l’une de l’autre.
La solution que je préconise consiste à créer des classe dont le niveau moyen varie (ce qui ne supprime pas l’émulation pour rejoindre un meilleur groupe que vous évoquez), mais dont la composition est plus hétérogène que les « classes de niveau » telles qu’on les entend aujourd’hui. La critique que vous formulez ne me paraît pas rédhibitoire : pour éviter qu’un élève de niveau donné soit condamné à être « émulateur » ou « émulé » pendant toute l’année, on peut imaginer que la composition des classes ne soit pas la même pour toutes les matières, comme cela se pratique au Royaume-Uni. Les élèves seraient regroupés différemment selon la matière enseignée, voire selon le semestre (comme c’est le cas dans les groupes de TD à l’université), ce qui permettrait de faire varier la position relative d’un élève au cours de l’année. L’allocation des élèves pourrait être décidée sur la base de leurs résultats aux évaluations réalisées à l’entrée en sixième et à la fin de chaque année scolaire.
Je ne voudrais pas donner néanmoins l’impression d’avoir un avis définitif sur la question : il reste encore beaucoup à apprendre sur la manière dont fonctionne les effets de pairs. Il reste qu’un minimum de mixité sociale à l’école est requis pour qu’on puisse en tirer parti au bénéfice du plus grand nombre.

@ FrédéricLN :
1/ Vous avez raison de souligner que la pédagogie des enseignants joue un rôle essentiel dans la manière dont fonctionnent les effets de pairs : si toute leur attention se concentre sur la tête de classe, il est probable que les élèves les moins bons souffriront davantage qu’ils ne bénéficieront de la présence de camarades de meilleur niveau. J’ai néanmoins tendance à penser que ce genre de dysfonctionnements est davantage le produit d’une composition des classes mal pensée que de la pédagogie spécifique des enseignants français : une classe composée d’élèves dont les performances scolaires sont diverses, mais dans un intervalle relativement restreint et sans « coupure » me paraîtrait minimiser fortement les incitations des enseignants à se focaliser exclusivement sur la tête de classe. Il ne fait pas de doute cependant que d’autres mécanismes devront être mobilisés pour éviter ce genre de problèmes : réduction de la taille des classes dont le niveau moyen est faible, soutien spécifique en direction des élèves en difficulté, prise en compte de la progression de la queue de classe dans le cadre de l’évaluation des enseignants, etc.
2/ Sur l’évaluation de l’effet de la diminution de la taille des classes par Piketty, je ne suis pas sûr de partager votre scepticisme. La méthodologie utilisée dans son étude, directement inspirée du travail de Joshua Angrist et Victor Lavy et fondée sur l’exploitation des discontinuités crées par les seuils d’ouverture et de fermeture de classes, m’est apparue autrement plus convaincante que les régressions cherchant à contrôler pour les caractéristiques observables des établissements et des élèves menées jusqu’alors en France pour justifier l’absence d’impact de la taille des classes sur les performances des élèves. Je laisserai à Effefix, qui s’y connaît beaucoup mieux que moi sur le sujet, le soin de revenir en détail sur cette question dans un prochain post.

@ yrduab : il est vrai qu’en raison de la très forte ségrégation résidentielle qui caractérise les grandes agglomérations urbaines en France, on ne pourra espérer faire de la sectorisation un outil de mixité sociale qu’en modifiant assez radicalement la manière dont elle fonctionne. Quand je parlais de « rotation » de la carte, je pensais à une configuration type collège Bergson à Paris, dont la zone de recrutement est constituée de plusieurs quartiers non contigus et socialement hétérogènes : on pourrait imaginer de généraliser ce type de sectorisation, en redéfinissant périodiquement l’affectation des différents quartiers aux différents secteurs scolaires ; dans le cas d’espaces urbains très homogènes, on peut envisager l’autre solution proposée dans le post : la superposition des secteurs scolaires sur les lignes de transports afin de permettre, comme vous le suggérez, d’élargir aux zones périphériques le recrutement des établissements de centre-ville.

Anonyme a dit…

Assez d'accord (jmdesp, overzelus). Un point de convergence se dégage : le plus efficace, c'est que les classes soient homogènes en niveau ... en investissant assez pour "rattraper" le plus vite possible les élèves qui "décrochent".
C'est le "modèle finlandais" - les meilleurs résultats aux tests Pisa, pour un coût global faible.
http://www.canoe.com/infos/dossiers/archives/2006/03/20060304-084200.html
(A peu près l'opposé de l'itinéraire que semble retenir la majorité UMP.)

Anonyme a dit…

... apparemment, mon commentaire précédent était trop pessimiste : M. Darcos voudrait restaurer les études dirigées du soir qu'avait créé M. Bayrou ministre (M. Darcos était son dircab si mon souvenir est bon). Les bonnes idées ne se perdent pas tant que ça.
http://philippe-watrelot.blogspot.com/2007/06/revue-de-presse-du-mercredi-27-juin.html

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