jeudi 29 mars 2007

Eugenix ?


Je conçois déjà ton chagrin, cher lecteur, quand tu vas t’apercevoir dans quelques lignes, que ce post ne traite pas des Banques de sperme des Prix Nobel ! (Pour ceux qui seraient néanmoins intéressés par cette question, tous les détails de l’affaire se trouvent ici). Malheureusement, les économistes, pour ceux qui en douteraient encore, sont des gens beaucoup plus (trop ?) sérieux que cela. C’est donc, plus prosaïquement, à un voyage au pays des échelles d’équivalence qu’Ecopublix vous convie aujourd’hui (émotion garantie, vous pourrez toujours vous plaindre au modérateur) ! Ce petit voyage pose une question simple : notre politique familiale serait-elle imperceptiblement teintée des préceptes eugénixtes du bon vieux Charles Darwin ?

Ecoutons le grand homme :

« Nous devons supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des plus faibles et de la propagation de leur nature ; mais il apparaît ici qu’il y a au moins un frein à cette action régulière, à savoir que les membres faibles et inférieurs de la société ne se marient pas aussi librement que les sains ; et ce frein pourrait être indéfiniment renforcé par l’abstention du mariage des faibles de corps et d’esprit »

Simple, et de bon goût !

Un petit détour par les échelles d’équivalences est nécessaire pour comprendre en quoi notre politique familiale est peut-être plus eugéniste qu’il n’y paraît. De quoi s’agit-il exactement ? Les échelles d’équivalence, ce sont ces barèmes d’unité de consommation, qui permettent de tenir compte des économies d’échelles liées à la composition familiale. En gros, vivre à deux, ou à trois, ou à quatre, engendre des coûts supplémentaires, certes, mais génère aussi des économies : mutualisation d’un certain nombre de dépenses, rendements souvent croissants de la « production » domestique, etc. Ces économies d’échelle dans la consommation doivent impérativement être prises en compte dès lors que l’on veut comparer les niveaux de vie des ménages dont la composition familiale est différente. Car une famille de trois enfants gagnant 2000 euros nets par mois ne saurait se comparer à un célibataire touchant le même revenu. Comment font les économistes pour construire ces échelles ? Tout le problème tient à la quantification de ces fameuses économies de consommation réalisées. Ces économies ont d’ailleurs toutes les chances de dépendre de la nature des biens consommés : je ne fais pas les mêmes économies sur les yogourts et sur l’électricité ! Une idée simple, étant donné que les enquêtes ne peuvent différencier les consommations du ménage selon la personne du ménage, est de se servir des pratiques de consommation effectivement observées sur les ménages en fonction de leur composition familiale. Si, toutes choses égales par ailleurs, une famille de trois enfants a tendance à consommer 30% de plus qu’une famille de deux enfants, on en conclura que le troisième enfant vaut 0,3 unités de consommations. On le voit, plus les économies réalisées par individu supplémentaire dans le ménage sont fortes, moins chaque personne représentera d’unités de consommation. A l’opposé, en l’absence de ces économies d’échelles, chaque membre supplémentaire d’un ménage compterait pour 1 unité de consommation.

A partir de ce type d’études empiriques, plusieurs échelles ont été proposées. La plus communément utilisée aujourd’hui est celle dite « OCDE modifiée ». Elle attribue une unité de consommation au premier adulte, puis 0,5 à chaque adulte supplémentaire, et 0,3 unité pour tout enfant de moins de 14 ans. Evidemment, cette échelle ne saurait représenter parfaitement les économies réalisées par tous les ménages, dans tous les pays, à tous niveaux de revenu. Mais son avantage est d’être utilisée par tous, et donc d’offrir une comparabilité des résultats dans le temps et l’espace particulièrement appréciable.

A côté des ces échelles empiriques, il est amusant d’observer que les échelles d’équivalence connaissent de facto une traduction légale au travers des barèmes des prestations sociales et familiales accordées par les pouvoirs publics. En effet, la modulation des prestations selon la situation familiale repose sur des échelles implicites d’équivalence : on donne 440 euros de RMI à une personne seule, mais 661 euros à une personne en couple, car l’Etat vise à maintenir le même niveau de vie selon les situations familiales (objectif de solidarité horizontale). On le voit dans cet exemple, l’Etat considère donc qu’au niveau du RMI, une personne adulte supplémentaire représente 0,5 unité de consommation en plus ((661-440)/440=50,2%).

Et là, ça devient franchement drôle. Car quand l’on calcule les échelles d’équivalences implicites prévalant pour les différents dispositifs de politique sociale et familiale en France, voilà ce que l’on trouve (pour plus de détails, voir Colin et Guérin « Quelles prise en compte de la taille du ménage dans le système français de transferts sociaux-fiscaux ? » Document de Travail, DSDS, INSEE, 2005).

On le voit, le quotient familial, qui s’applique aux contribuables imposables (donc les 50% des foyers aux revenus les plus élevés), a tendance à considérer que ces économies d’échelle sont faibles voire nulles à ces niveaux de revenus, tandis que pour les autres prestations, qu’elles soient universelles (comme les allocations) ou ciblées sur les bas revenus, elles ont tendance à prendre en compte de fortes économies d’échelles familiales. Autrement dit, le système socio-fiscal français est beaucoup plus généreux avec les enfants de ménages riches qu’avec les enfants de ménages pauvres…

Bien sûr, comparer prestation par prestation n’a pas forcément grand sens. C’est pourquoi, en effectuant des micro-simulations de l’impact de toutes ces prestations sur les ménages, on peut obtenir une mesure de l’équivalence implicite du système socio-fiscal dans son ensemble, et ce pour différents niveaux de revenus. Le résultat est assez troublant : au niveau des très hauts revenus, le conjoint représente implicitement une unité de consommation et les 2 premiers enfants supplémentaires presque 0,4, quant au troisième, il représente aux yeux du système socio-fiscal presque 1 unité ! C’est une échelle beaucoup plus généreuse que celle qui prévaut à des niveaux de revenu inférieurs…

Du coup, on peut interpréter ces chiffres de deux manières :

1/ On peut d’abord penser que la puissance publique est capable de prouver que les ménages riches ne font pas d’économie d’échelle à vivre à deux, à la différence des ménages pauvres (du genre, les riches ont deux chambres séparées pour les conjoints, tandis que les pauvres, qui n’ont pas de chauffage peuvent partager le lit pour se réchauffer !). Ou encore que le coût d’un enfant riche est proportionnellement beaucoup plus fort que celui d’un enfant pauvre. (En soi, ce n’est pas impensable, mais tout de même, de tels écarts sont stupéfiants !)

2/ L’autre solution c’est d’admettre que parfois l’Etat fait sans doute plus que compenser les charges de famille. Indirectement donc, il soutient plus directement la nuptialité et la fécondité des ménages riches que celles des ménages pauvres (si l’on admet que les ménages réagissent de la même manière aux incitations financières quel que soit leur niveau de revenu, ce qui, en soi, n’a rien d’évident) !

Un brin eugéniste, donc, notre système socio-fiscal ? Pas forcément étonnant, me direz-vous, lorsque l’on sait la place prépondérante occupée par les réflexions des associations familiales et natalistes dans la genèse de la politique familiale française. Oui, mais tout de même, il est amusant d’en constater les séquelles un demi-siècle plus tard !

Pour une discussion des conséquences économiques de l’eugénisme, nous verrons plus tard, si ça ne vous dérange pas. Mais sachez tout de même que l’eugénisme, petits économistes, n’est pas forcément un mal pour vous... Songez aux mots de Platon dans la République :

« Créer des unions au hasard serait une impiété dans une cité heureuse. Il est donc évident qu'après cela nous ferons des mariages aussi sains qu'il sera en notre pouvoir ; or les plus sains seront aussi les plus avantageux. Quant aux jeunes gens qui se seront signalés à la guerre ou ailleurs [ce n’est pas totalement explicite, mais Platon pense très forts aux docteurs en économie ici !], nous leur accorderons, entre autres privilèges et récompenses, une plus large liberté de s'unir aux femmes » !

I love it ! (sorry Noblabla…)
_Camille_

4 commentaires:

Gu Si Fang a dit…

En tous cas personne ne conteste que la politique familiale est nataliste. C'était le but à l'origine, et aujourd'hui encore on ne cesse de s'en féliciter en comparant notre "excellent" taux de natalité à celui des Allemands ou des Italiens (ils ne doivent pas connaître le Viagra ;-).

Mais cela ne nous dit pas pourquoi nous avons une politique familiale. Eh oui, au fait : pourquoi?

http://gusifang.blogspot.com/2007/01/les-allocations-familiales-sont.html

Anonyme a dit…

Je cherchais justement une bonne synthèse sur le sujet pour mes élèves. Hop, un lien dans la liste de lecture !

Camille a dit…

Cher Gu si Fang,
à la question, pourquoi une politique familiale, je vous prie d'avoir un peu de patience, mes 458 futurs posts entendent bien régler son compte à la question.
Merci à leconomiste pour sa remarque.

Gu Si Fang a dit…

Hello... je sors tout juste d'hibernation ;-)

En attendant les 458 posts suivants, j'aimerais bien savoir pourquoi on a une politique familiale, moi!

Une justification souvent avancée est l'équilibre du système de retraites par répartition. A-t-on étudié l'incidence de ce système sur la natalité? Merci.

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