lundi 22 novembre 2010

Savez-vous compter?


La crise financière des subprimes a conduit de nombreux commentateurs à blâmer la complexité des nouveaux produits financiers, dont l'intime fonctionnement échappe à la majorité des banquiers et des investisseurs. Ceux-ci les ont utilisés tant qu'ils généraient des profits mais se sont trouvés bien démunis lorsque la débâcle financière de l'automne 2008 les a obligés à démêler l'enchevêtrement de produits ultrasophistiqués dans lequel ils s'étaient fourvoyés. Si le commun des mortels n'a certes pas à manipuler ces obscurs outils, il reste que, comme tout trader, il est hautement probable qu'il ait à prendre des décisions financières d'épargne, de crédit, d'emprunt, à un moment ou à un autre de sa vie. Si le banquier chevronné ne comprend pas toujours les produits dans lesquels il investit, qu'en est-il du petit épargnant et de son livret?

I/ Un peu de théorie

Avant de tester vos connaissances en finance, commençons par un petit détour par la théorie économique de l'épargne et du crédit. L'économie explique l'épargne des individus par le désir de consommer à chaque période de la vie. Il est rationnel d'épargner aujourd'hui si dans quelques années on souhaite consommer au-delà de son revenu disponible alors. A l'inverse, un individu souhaitant consommer aujourd'hui plus que son revenu ne le lui permet, s'endettera puis remboursera dans le futur. Pour comprendre ces décisions d'épargne, le cadre théorique classique fait l'hypothèse que chaque individu considère l'ensemble de sa vie, estime combien il souhaitera consommer lors de chaque période, évalue ses revenus futurs, les taux d'intérêts pour épargner et emprunter qui prévaudront à chaque période, l'inflation, son espérance de vie, bref tout ce qui influencera sa consommation présente et future, puis décide d'un profil de consommation/épargne. Par exemple, il choisira de s'endetter jeune pour payer ses études, son premier logement, puis accumulera de l'épargne, qu'il utilisera enfin à sa retraite lorsque ses revenus seront plus bas mais qu'il souhaitera garder une consommation proche de celle qu'il avait lors de sa vie active. Ses décision sont optimales de son point de vue et il ne peut que porter un regard satisfait sur sa consommation à chaque âge de la vie, étant données ses contraintes de revenu. En d'autres termes, il fait au mieux et il y réussit parfaitement bien. Si de nombreux raffinements permettent d'obtenir des modèles plus réalistes où les individus ont du mal à planifier et ne prennent pas nécessairement des décisions optimales, il reste que chacun suppose de la part des individus une parfaite compréhension du problème qui se pose.
Des économistes, peut-être sceptiques quant à cette hypothèse, ont cherché à évaluer les connaissances financières de base des individus. En effet, si une majorité de personnes ne comprend pas la signification d'un taux d'intérêt, il semble encore plus douteux de supposer qu'elles sont capables de résoudre des problèmes complexes dont le taux d'intérêt n'est qu'une variable. Au-delà de la curiosité scientifique, cette question, a, comme nous le verrons, des implications importantes en politique publique.


II/ De la pratique

Annamaria Lusardi est une des spécialistes de ce domaine de recherche. Dans un article de 2006, co-écrit avec Olivia Mitchell, elle présente les résultats d'un sondage où trois questions simples ont été posées à des Américains âgés de plus de 50 ans. Ces individus ont donc déjà été confrontés à des décisions financières, surtout aux Etats-Unis où la retraite par capitalisation impose de réfléchir à ces problèmes. Les questions sont les suivantes:

1/ Supposez que vous avez $100 sur votre compte d'épargne, et que le taux d'intérêt est de 2% par an. Après 5 ans, combien, à votre avis, y aura-t-il d'argent sur ce compte, si vous l'avez laissé fructifier: plus de $102, exactement $102, moins de $102.

2/ Imaginez que le taux d'intérêt sur votre compte d'épargne est de 1% par an et que l'inflation est de 2% par an. Après 1 an, serez-vous capable de consommer plus, autant, ou moins qu'aujourd'hui avec l'argent sur votre compte?

3/ Pensez-vous que la proposition suivante est vraie ou fausse? "Achetez des actions d'une seule entreprise est généralement moins risqué qu'investir dans un fonds commun de placement?"

Tentez de répondre à ces questions, les réponses sont en bas du post. Les deux premières questions indiquent si les personnes interrogées comprennent deux principes de base pour toute décision d'épargne, le taux d'intérêt et l'inflation. La dernière évalue si elles connaissent la diversification des risques, élément crucial de la prise de décision en finance. Ces questions sont simples et très éloignées de la complexité liée à une décision d'épargner ou de s'endetter. Lusardi et Mitchell observent que 67% des personnes interrogées répondent correctement à la première question. 75% réussissent à identifier la bonne réponse à la deuxième, et 52% à la troisième. Cependant, seuls 56% répondent correctement aux deux premières, et 34% aux trois questions. Ces pourcentages sont assez faibles si on se souvient que ces personnes ont dû prendre des décisions financières autrement plus complexes au cours de leurs vies. Par ailleurs, le sondage trouvait que seulement 31% des personnes avaient essayé de planifier leur retraite, et que seulement 19% avaient réussi. De plus, les personnes avec plus de réponses correctes aux trois questions étaient aussi celles qui épargnaient pour leur retraite.

Dans un autre article, en collaboration avec Peter Tufano, Lusardi étudie la question de l'endettement des individus, plutôt que leur capacité à épargner pour leur retraite. En effet, de nombreuses personnes s'endettent lourdement, bien au-delà de leurs capacités à rembourser. Le surendettement en France est en forte croissance, et de nombreux ménages sont en situation financière délicate. Les organismes de crédits sont souvent critiqués pour proposer des prêts qui poussent à l'endettement. Cependant, si les ménages comprenaient le fonctionnement de ces prêts, et étaient capables d'en estimer les conséquences sur leurs finances, on peut estimer que beaucoup de situations de surendettement seraient évitées.

Lusardi et Tufano tentent donc d'estimer si le fonctionnement des crédits est bien compris par la population. Pour cela, ils posent de nouveau trois questions simples:

1/ Supposez que vous devez $1000 sur votre carte de crédit et que le taux d'intérêt est de 20% par an. Si vous ne remboursez pas d'argent, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle doublé: 2 ans, moins de 5 ans, de 5 à 10 ans, plus de 10 ans, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

2/ Vous avez une dette de $3000 sur votre carte de crédit. Vous remboursez chaque mois $30. Si le taux d'intérêt est de 1% par mois, et que vous ne dépensez pas plus d'argent avec votre carte, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle disparu: moins de 5 ans, entre 5 et 10 ans, entre 10 et 15 ans, jamais, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

3/ Vous achetez quelque chose qui coûte $1000. Vous avez deux options pour le payer: a) payer 12 remboursements de $100 chaque mois; b) emprunter au taux annuel de 20% et rembourser $1200 dans un an. Laquelle des deux options est la plus avantageuse?

La première question révèle si la personne est capable de faire un calcul impliquant un taux d'intérêt; la deuxième, si la personne comprend la différence entre intérêts et dette; la troisième, un peu plus compliquée, si la personne comprend la valeur temporelle de l'argent.
Les réponses sont encore à la fin du texte. 36% des personnes répondent correctement à la question 1, 35% à la question 2, 7% à la question 3. Etant donnée la prépondérance des achats à crédits, ces résultats sont quelque peu préoccupants. Les résultats montrent aussi que certains groupes (les personnes âgées, les femmes, les minorités, les bas-revenus) réussissent moins bien ce court test. De plus, la plupart des personnes surévaluent leur capacité à répondre correctement. Enfin, il existe une forte corrélation entre le score au test et la manière dont les personnes gèrent leurs dettes. Ceux qui utilisent des crédits coûteux sont aussi ceux qui ne répondent pas correctement au test, et qui avouent avoir des difficultés à payer leurs dettes. Il semble donc que les connaissances évaluées par le test sont utiles pour bien gérer ses finances.

III/ Que faire?

Annamaria Lusardi a lancé la Financial Literacy Initiative pour promouvoir l’éducation sur les question financières. George W. Bush, suite à la débâcle des subprimes avait créé un Conseil spécial sur le sujet. Operation HOPE, une ONG américaine, offre des cours sur le sujet. La plupart des pays de l’Union Européenne ont leurs propres programmes. En France, Finances et pédagogie propose des formations sur le thème de l’argent dans la vie.

Si le lien entre maîtrise financière et capacité à planifier, épargner et s’endetter sans excès, a été fait à plusieurs reprises, peu d’évaluations rigoureuses de ces programmes existent, et les résultats sont mitigés (lire ici une revue de littérature). L’hebdomadaire The Economist, dans un article consacré au sujet en 2008, citait le célèbre économiste Richard Thaler, spécialiste des comportements irrationnels en finance, pour qui l’éducation financière ne représente pas une solution. Il avouait lui-même avoir des difficultés à connaître les bonnes décisions à prendre, preuve que l’éducation ne suffisait pas. Il suggère que l‘Etat devrait s’assurer que ces décisions sont simples, et offrir des options par défaut. Celles-ci permettent aux individus de ne pas faire de choix sans se retrouver dans des situations délicates. Elles offrent un filet de sécurité à chacun. Le système de retraite suédois contient un exemple de ces options par défaut: chaque citoyen doit choisir un fond de pension où investir une partie de ses cotisations retraite. Si aucun choix n’est fait, il existe un fond par défaut, d’ailleurs choisi par une écrasante majorité des actifs, si bien que chacun est assuré de bien placer son argent en prévision de sa retraite.

En conclusion, il est clairement établi que les faibles connaissances des principes les plus élémentaires de la finance sont un handicap pour prendre les bonnes décisions de crédit, d’épargne et de retraite. Des solutions pour le corriger commencent à émerger dans la littérature économique. Plusieurs articles suggèrent que des incitations à épargner, ainsi que l’information délivrée au travers de séminaires, ont des effets sur les décisions des individus. Il est donc possible de créer des programmes comblant leurs lacunes financières, en fournissant les bonnes incitations et l’information pour comprendre l’importance des décisions financières. La difficulté consiste alors à choisir soigneusement les détails de tels programmes. Il apparaît en effet que la manière de présenter ces incitations influence significativement leur succès. De même, il est important de ne pas chercher à inculquer des connaissances de base un tant soit peu trop complexes. Ce récent article montre qu’un cours dispensant des règles toutes faites à de petits entrepreneurs plutôt que des rudiments de comptabilité a plus de chances d’être suivi d’effets sur leur comptabilité.

Les réponses:
Premier ensemble de questions: 1/ plus de $102, 2/ moins, 3/ fausse
Deuxième ensemble: 1/ moins de 5 ans, 2/ jamais, 3/ b
_Emmanuel_

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lundi 6 septembre 2010

Internet, nouvelle frontière de la taxation ?


C'est la fin des vacances, et pour ceux qui étaient partis explorer des destinations lointaines, l'occasion de faire un peu d’optimisation fiscale, en achetant des produits taxés à des taux plus faibles qu’en France, voire carrément détaxés. Ce type d’optimisation fiscale, autorisé en France seulement pour l’achat de petites quantités de biens rapportées de l’étranger, est d’autant plus tentant que les produits sont fortement taxés dans le lieu de résidence, comme c’est par exemple le cas pour les cigarettes. On peut se demander quel est l'impact réel de
cette forme de consommation sur les recettes fiscales. Mais surtout, dans quelle mesure les nouvelles possibilités d'achat par internet peuvent-elle amplifier ce phénomène d'optimisation, voire de fraude fiscale ?

Des études sur données américaines, où la taxation des biens de consommation varie d’un Etat à l’autre, ont montré que l’augmentation des taxes dans un Etat conduisait les ménages proches de la frontière avec un autre Etat ayant des taxes plus faibles à aller acheter leurs cigarettes dans la juridiction voisine. Une étude a ainsi estimé qu'environ trois quarts de paquets de cigarette jetés sur la voie publique à Chicago n’avaient pas été achetés sur place, mais dans des villes voisines où les taxes sont moins élevées (Merriman, 2010). Ces comportements d'optimisation ont un impact sur les prix : une analyse récente (Harding, Leibtag et Lovenheim, 2010) montre que les hausses de taxes sont moins répercutées dans les zones proches des frontières avec un Etat ayant des taxes plus faibles. Cependant l’exercice de ce type d’optimisation fiscale est limité par les coûts de transports, et les ménages qui habitent loin de la frontière réagissent de fait beaucoup moins.
L’apparition du commerce sur internet, qui supprime en grande partie ces limites géographiques, offre de nouvelles possibilités de fraude fiscale sans quitter son fauteuil, et pose un défi aux autorités douanières. Précisons tout de suite que l’achat de cigarettes en ligne est pour l’instant interdit en France, et que dans les pays où il est autorisé, comme par exemple aux Etats-Unis, les acheteurs sont théoriquement tenus de payer les taxes dues en déclarant leurs achats. Acheter sur internet sans payer les taxes du lieu de résidence constitue donc de la fraude fiscale. Malgré ces obligations, peu de consommateurs déclarent spontanément leurs achats réalisés en ligne, et les efforts menés jusqu’à présent par certains Etats américains pour tenter de limiter ce type de fraude fiscale n’ont pas été couronnés de succès.

Les premières études sur l’interaction entre les taxes et le commerce internet datent du début de l’ère numérique et Austan Goolsbee, a été un des premiers économistes à étudier le lien entre le commerce en ligne et la taxation (avant d’aller conseiller Barack Obama). Dans un article publié en dans le Quarterly Journal of Economics en 2000, il étudie le commerce internet aux Etats-Unis à la fin des années quatre-vingt dix et montre que les ménages qui résident dans les Etats où les taxes sur les ventes sont les plus élevées ont une probabilité beaucoup plus forte que les autres ménages de faire des achats sur internet. Cependant, la mise en évidence de cette corrélation ne suffit pas à établir un lien de causalité entre niveau de taxation et achats en ligne, car il est par exemple possible que les villes les plus riches aient des taux de taxes plus élevés, mais connaissent aussi un développement rapide d’internet, ce qui entraînerait la même corrélation. Pour montrer que c’est bien le niveau de taxation qui pousse les individus à acheter sur internet, Austan Golsbee restreint son analyse aux grandes communautés urbaines qui s’étendent sur plusieurs Etats et compare les ménages qui habitent dans la même aire métropolitaine mais pas dans le même Etat. Ces ménages bénéficient des mêmes conditions de vie, mais ne paient pas les mêmes taxes lorsqu’ils font leurs courses près de chez eux (par exemple, l’aire métropolitaine de Boston s’étend sur deux Etats, Massachussetts et le New Hampshire, et le taux de taxe sur les ventes en 2010 est de 6,25% pour le premier, contre zéro pour le second). Les résultats confirment que les ménages qui sont soumis à des taux de taxes plus élevés font plus souvent des achats sur internet. Si la possibilité d’éviter les taxes semble être un moteur important du développement du commerce internet aux Etats-Unis à la fin des années 90, la part du commerce en ligne est alors trop faible à cette époque pour avoir un impact significatif sur les recettes fiscales. Mais avec le développement d’internet depuis ces dix dernières années, mesurer la perte de recettes due à la fraude fiscale digitale est devenu un enjeu pour les politiques publiques.

Une étude de Goolsbee, Lovenheim et Slemrod s’attache à mesurer plus précisément la perte de recette fiscale des Etats américains due à la vente en ligne, en concentrant leur analyse sur les taxes sur les cigarettes, qui ont augmenté dans beaucoup d'Etats depuis les années 1990. Les chercheurs analysent comment la sensibilité des consommateurs aux taxes a évolué au cours du temps, avec l’apparition puis le développement d’internet. La sensibilité des consommateurs aux taxes est mesurée par l’élasticité des ventes au taux de taxe, qui indique le pourcentage de variation des ventes officielles (réellement taxées) lorsque le taux de taxe augmente de 1 pourcent. En l’absence d’internet, les chercheurs estiment que l’élasticité des ventes au taux de taxe était d’environ -0,11% (ce qui signifie qu’une augmentation des taxes sur les cigarettes faisait baisser les ventes de 0,11%), mais le développement d’internet s’est accompagné d’une augmentation de l’élasticité en valeur absolue de 69%. En d’autres termes, les ventes « officielles » de cigarettes sont devenues beaucoup plus sensibles aux taxes à partir des années 1990 et du développement d’internet et diminuent plus fortement qu’avant lorsque les taux de taxe sur les cigarettes augmentent. Les chercheurs analysent par ailleurs des données d'enquête sur la consommation individuelle de cigarettes (quelle que soit la façon dont les individus se les sont procurées) en plus des données officielles sur les ventes. Ils montrent que la différence entre les cigarettes réellement consommées et les ventes officielles de cigarettes augmente lorsque les taxes augmentent, et que cet effet est renforcé avec le développement d'internet. En d'autres termes, leurs résultats suggèrent qu'internet a contribué au développement de la fraude fiscale en matière de cigarettes. De plus, alors que l'augmentation des taxes sur les cigarettes avait été justifiée par les pouvoir publics par des motifs de santé publique, force est de constater que la consommation totale de cigarettes a baissé moins que prévu, à cause du commerce électronique. Les auteurs calculent finalement que les Etats ont récolté environ 9% de recettes fiscales en moins à cause de la vente en ligne de cigarettes, ce qui peut sembler relativement modeste. Cependant, ils soulignent que le développement du commerce sur internet pourrait entraîner des comportements de fraude fiscale de plus grande ampleur à l'avenir, et limiter fortement la capacité des Etats à augmenter les taxes sur les biens de consommation.

Les Etats cherchent actuellement une solution contre la fraude fiscale due à la vente de cigarettes sur internet, avec l'argument supplémentaire de la nécessité de santé publique de contrôler l'âge des acheteurs de tabac. Le gouvernement français a ainsi vite fait taire les rumeurs qui ont circulé en 2009 sur la libéralisation des ventes de cigarettes. Aux Etats-Unis, où la vente de cigarettes est libre, les autorités se sont attaquées au réseau de distribution, en interdisant récemment les services postaux américains d'acheminer des cigarettes, sauf dans des conditions précises réglées par le « Prevent All Cigarette Trafficking » (PACT) Act. Ce genre de législation risque cependant d'être difficile à mettre en place pour d'autres types de bien de consommation, en exigeant un coûteux renforcement du contrôle du fret postal, et de se heurter dans l'Union Européenne au principe de libre circulation des biens. Finalement, la fraude électronique pourrait pousser les Etats à s'engager plus avant sur la voie de l'harmonisation des taxes sur la consommation.
_Gabrielle_

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lundi 31 mai 2010

Retraites (12/41) : l’abaque des retraites


Une des remarques les plus répandues à propos des propositions de réforme du système de retraite via des comptes individuels de cotisation ou comptes notionnels est que ces réformes « ne résolvent pas la question de l’équilibre financier » des régimes. On entend alors souvent, en référence à l’abaque du Conseil d'orientation des retraites (Cor), que seuls le taux de cotisation, le niveau des retraites et l’âge de la retraite peuvent « résoudre le problème ». Qu’en penser ?

I/ Un graphique pédagogique

L’abaque est probablement la plus jolie expression dans le débat sur la réforme des retraites. Le mot vient du grec abax et désigne un instrument de calcul antique où l’on représentait le calcul par des petits galets empilés en différentes colonnes et qui permettaient l’addition, la soustraction ou la division etc. Il est devenu progressivement synonyme d’un graphique qui facilite le calcul de différents problèmes. En architecture, le mot désigne aussi la partie supérieure d’une colonne, au point d’être parfois utilisé pour nommer le soubassement des grandes structures : on parle par exemple de «l'abaque de la voute céleste ». En un sens, l’abaque peut donc être considéré comme le véritable « soubassement » du système de retraites.

L’abaque est le graphique le plus populaire du Cor. Il représente le triangle qui lie dans l’équilibre comptable des régimes, la hausse des prélèvements, la hausse de l’âge effectif de départ en retraite et le niveau des pensions. L’équation comptable s’écrit :

On a reproduit ci-dessous un exemple d’abaque, issu du 8e rapport du Cor. Le graphique se lit de la façon suivante : en abscisse est représenté le taux de remplacement, qui est le ratio de la pension moyenne au revenu moyen ; en ordonnée est représentée la hausse du taux de cotisation en points de cotisation ; chaque ligne représente un âge moyen de départ en retraite effectif.

Le graphique ci-dessous correspond aux arbitrages possibles entre ces trois variables à l’horizon 2050. Le point A représente les conditions de l’équilibre du système de retraite en 2050, compte tenu de l’âge effectif moyen de départ à la retraite et du niveau des pensions atteints en 2050 dans les projections du Cor : l’équilibre financier du système de retraites supposerait ainsi une hausse du taux de prélèvement de 3,7 points en 2050, pour un recul de l’âge effectif moyen de départ de 2 ans et une baisse de 23 % du rapport entre la pension moyenne nette et le revenu moyen net d’activité. La droite BC représente les autres combinaisons possibles entre hausse des prélèvements et baisse du niveau relatif des pensions, toujours pour un décalage de l’âge effectif moyen de départ de 2 ans en 2030 : en B, tout l’ajustement porte sur le niveau relatif des pensions ; en C, tout l’ajustement se fait par le taux de prélèvement.

Le point D correspond à la situation dans laquelle l’équilibre est atteint en maintenant à la fois le taux de prélèvement et le niveau relatif des pensions inchangés par rapport à 2008 : tout l’ajustement se ferait alors par le décalage de l’âge effectif moyen de départ, qui devrait être de près de 10 ans. Le point E montre que si l’âge effectif moyen de départ se décalait de 4 ans au lieu de 2 ans en 2050, la hausse du taux de prélèvement permettant d’équilibrer le système serait de 1,5 point (pour une même baisse du niveau relatif des pensions).

L’abaque permet donc de faire un travail pédagogique très utile pour donner les ordres de grandeur des réformes nécessaires d’ici à 2050 et les arbitrages à envisager.

II/ Une interprétation parfois erronée : la question des « leviers »

Le succès de l’abaque dans le grand public a été tel qu’il est répété aujourd’hui à longueur d’articles et dans les débats familiaux. Le problème est que cette pédagogie de l’équilibre comptable nourrit quelques interprétations erronées. Dans les rapports du Cor, on parle ainsi des « trois leviers » pour réussir à obtenir l’équilibre financier : soit on augmente les cotisations, soit on baisse les retraites, soit on augmente l’âge de départ.

Le problème du mot « levier » est qu’il fait référence à une action, une décision de politique publique. Mais seule l’augmentation des cotisations est un véritable « levier », au sens d’un paramètre d’action que peuvent contrôler les pouvoirs publics : l’âge effectif de départ en retraite et le niveau effectif des pensions sont en effet les résultats de choix individuels de départ en retraite et de la demande des entreprises pour ces salariés âgés et ne peuvent être directement « contrôlés » par la puissance publique

Une grande partie de la confusion vient de l’expression « âge de la retraite » qui signifie des choses bien différentes, selon qu’on entend par là« l’âge effectif de cessation d’activité », qui détermine le taux d’emploi des seniors, « l’âge légal de cessation d’activité » , (où « âge minimum de liquidation »), c’est-à-dire l’âge à partir duquel il est possible de liquider une pension, «l’âge du taux plein », ou encore « l’âge à partir duquel les employeurs peuvent mettre leurs salariés à la retraite d’office ».

L’âge minimum de liquidation a toujours été de 60 ans dans le secteur privé en France. Lors de la réforme dite de « l’abaissement de l’âge de la retraite », le législateur n’a pas modifié ce paramètre, il a simplement offert un taux de remplacement au taux plein dès 60 ans sous condition d’une durée de cotisation de 37,5 années. Lorsqu’on parle en Allemagne de l’âge de la retraite à 67 ans à l’horizon 2028, on ne parle pas de l’âge minimum de liquidation, mais de l’âge du taux plein. En Suède, où le taux d’emploi des seniors atteint 70%, l’âge minimum de liquidation est de 61 ans. En Grèce, on l’on entend parler d’un âge de la retraite de 53 ans, l’âge légal est de 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes, mais il est possible de partir sans condition d’âge pourvu que le salarié justifie de 37 ans de cotisation.

Si le graphique de l’abaque amène naturellement à considérer l’âge effectif de départ en retraite comme la variable d’ajustement la plus évidente, il est erroné d’en conclure que l’âge minimum de liquidation devrait être le levier d’action principal : il s’agit d’un paramètre particulier du barème, mais en aucun cas le paramètre unique pour jouer sur « l’âge effectif ».

Ce qui détermine en réalité l’âge effectif de départ en retraite, c’est l'interaction entre l’offre de travail des salariés âgés (est-ce qu’ils souhaitent repousser ou pas leur cessation d’activité ?) et la demande de travail des entreprises pour ces salariés (est-ce qu’elles souhaitent ou pas embaucher ou maintenir en emploi des salariés âgés ?). L’offre de travail dépend du barème des pensions (quel niveau de pension à quel âge) et la demande de travail dépend de multiples facteurs (dont l’activité macroéconomique, l’importance du salaire à l’ancienneté, l’adaptation des seniors, les gains de l’expérience, etc.).

Tout barème de pension correspond en fait à l’expression d’un taux de remplacement à un âge donné et à une variation de ce taux en cas de report de la liquidation. Selon le paramètre que l’on choisit de modifier, différentes personnes seront plus ou moins touchées par l’incitation au report:

  • Si on augmente la durée requise de cotisation, on touche plus fortement ceux qui ont commencé plus tard à cotiser (qui ont moins de trimestres de cotisation).
  • Si on augmente l’âge minimum de liquidation, on touche plus fortement ceux qui ont commencé tôt à travailler (car ils ont la durée requise de cotisation et que les autres auraient de toute façon repoussé leur départ)
  • Si on utilise une réforme comme les comptes notionnels, les incitations au report sont fortes pour tout le monde, augmentent progressivement au fil des générations et ceux qui ont eu des carrières longues et plates sont moins pénalisés que dans le système actuel.

Au final, si le système de comptes notionnels ne permet pas d’éviter l’arbitrage entre niveau des pensions, taux de cotisation et report de la cessation d’activité, il permet bien d’inciter au recul de l’âge effectif de départ en retraite, et ce de façon plus juste qu'avec une augmentation de l’âge minimum de liquidation. Contrairement à ce qui a été répété après la publication du rapport du Cor, une réforme systémique selon les lignes d’un système en comptes notionnels permet bien de répondre à la question de l’équilibre financier de long terme du système de retraite. Au lieu de poser le déficit des régimes de retraite comme la solution par défaut, les comptes notionnels ajustent les barèmes à l’augmentation de l’espérance de vie : si l'on souhaite consacrer une part plus importante de notre revenu à la retraite, il suffit alors d’augmenter les cotisations.

_Antoine_

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vendredi 21 mai 2010

Le Repères d'Ecopublix, ou le paradoxe de l'action collective illustré


Chez Ecopublix, on est friands d’expériences naturelles (ou contrôlées, d’ailleurs). Alors quand les éditions La Découverte nous ont contactés en novembre 2007 pour rédiger un ouvrage d’introduction à l’économie publique, c’est avec une joie non dissimulée que nous avons accepté de relever le défi. Pensez donc ! Nous allions enfin pouvoir tester empiriquement le paradoxe de l’action collective et il était hors de question de laisser passer une telle opportunité. Le contexte était idéal : 8 auteurs, un fort coût individuel pour un faible rendement à la participation à l’action, d’importants problèmes de coordination, sans négliger une contrainte budgétaire de 120 pages imposant des arbitrages drastiques ! Que pouvions-nous demander de plus ? Fort de ce cadre expérimental, c’est le cœur vaillant que nous nous sommes lancés dans l’aventure.

L’expérience fut un franc succès : l’écriture du livre, que nous pensions pouvoir achever en quelques mois, s’est étalée sur près de deux ans, entre débats interminables sur le choix du plan, calvaire de la rédaction, réécriture de chapitres entiers, collecte des données pour les graphiques et tableaux, etc.

Néanmoins, nous sommes maintenant à même de vous présenter le bébé, dont nous sommes très fiers (cliquer sur le widget pour feuilleter l’introduction et la table des matières) :


L’ouvrage propose une introduction à l’économie publique et cherche à rendre accessibles au plus grand nombre les enjeux et concepts de cette branche de l’économie en plein essor tout en s’appuyant sur les résultats des études empiriques les plus récentes. Il comprend six chapitres qui traitent respectivement des justifications et des contraintes de l’intervention publique, de la fiscalité, de la régulation des marchés, des dépenses publiques, de redistribution et, enfin, de l’évaluation des politiques publiques.

Comme on pouvait s’y attendre, la rédaction du Repères (qui n’a réellement commencé qu’à partir du mois de décembre 2008 et a duré 13 mois, après une phase de « gestation » d’un an…) a clairement réduit la production de posts sur le blog en 2009 par rapport à 2008. Le graphique suivant, qui indique l’évolution du nombre de posts publiés chaque mois (en moyenne mobile sur deux mois) depuis le lancement d’Ecopublix est agrémenté de quelques citations extraites de nos échanges par mail :


Pour mesurer l’effet causal du Repères sur notre productivité de blogueurs, nous avons cherché à comparer le nombre de posts effectivement publiés sur le blog pendant la période de rédaction du livre à l’évolution que l’on aurait constatée en son absence. Cette évolution « contrefactuelle » n’étant bien entendu pas observable, elle ne peut être estimée qu’à partir des évolutions constatées antérieurement. Pour y parvenir, nous avons calculé pour chaque mois compris entre novembre 2009 et décembre 2010 la moyenne des posts publiés au cours des deux années précédentes :


Le constat est sans appel : la perte de productivité imputable à la rédaction du Repères s’élève à environ 3,3 posts par mois, soit un total de près de 44 posts au cours de la période !

L’effet de « cannibalisation » du blog par le Repères ne semble pas cependant suffisant pas pour expliquer la baisse d’activité constatée sur le blog car cela supposerait qu’un post corresponde à environ à 3 pages d’un Repères (qui en fait 120), alors que la taille moyenne d’un post est plutôt de 5 pages en équivalent Repères. La rédaction du bouquin a donc bel et bien entraîné une « perte sèche » : le coût de cette entreprise collective a conduit à une baisse des contributions individuelles au blog plus importante que l’équivalent travail nécessaire à la production du bien public !

Cette perte sèche peut néanmoins tout à fait se justifier si la valeur (et l’utilité) de cette œuvre collective dépasse celle des contributions des auteurs : l’ouvrage est vendu au prix modique de 9,50 euros…
_Ecopublix_

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lundi 17 mai 2010

Retraites (11/41) : le rapport du Cor et son faible écho


Lors du non-débat sur les retraites de 2008, un intérêt vif pour une remise à plat du système de avait vu le jour. Il avait conduit les parlementaires à demander un rapport au Conseil d’orientation des retraites (Cor) sur la faisabilité d’une unification de nos régimes de retraite avec un fonctionnement en annuité, en points ou comptes notionnels. Le rapport du Cor a été publié en février de cette année. Il est suffisamment intéressant pour mériter une lecture approfondie, d’autant plus qu’il n’a eu qu’un faible écho dans la presse au moment de sa parution.

I/ Le 7e rapport du Cor

En février 2010, le Cor a publié un rapport, commandé par le Parlement, sur la faisabilité d’une réforme systémique (en annuités, en points ou en comptes notionnels). Le rapport est disponible en ligne et on ne peut qu’en recommander la lecture. Suivant sa tradition de pédagogie non partisane, le Cor détaille le fonctionnement du système actuel, ses composantes et ses effets redistributifs, et effectue une comparaison minutieuse avec le fonctionnement en points ou en comptes notionnels. Quels sont les principaux éléments que l’on peut retenir de ce rapport ?

1/ Le système actuel est morcelé et peu transparent : la multiplicité des régimes et des règles rend le système de retraite français particulièrement complexe.

2/ Le pilotage du système : le pilotage actuel est réalisé dans un horizon plus court que chez la plupart de nos voisins. Les règles ne sont définies qu’avec quelques années d’avance, ne donnant que peu de lisibilité aux jeunes générations.

3/ La redistribution : le système actuel est globalement redistributif, même si les effets redistributifs du cœur du système (les règles de la formule de base des pensions) sont peu transparents et cachent des effets anti-redistributifs. Par exemple, si le système redistribue des hommes vers les femmes, les hommes non cadres aux carrières longues sont défavorisés par le système actuel. Les effets nettement redistributifs du système viennent très largement des avantages non-contributifs.

4/ Faisabilité des réformes systémiques : techniquement et légalement, une unification des régimes de retraite français est possible, mais demande du temps pour être mise en place (on ne peut pas faire une réforme systémique en deux mois avant l’été).

5/ Options de convergence : Le rapport offre d’autres perspectives de convergence des régimes de retraite, mais sans unification globale, avec par exemple une unification des régimes du secteur privé uniquement ou une unification de tous les régimes avec le maintient de la division entre régime de base et régimes complémentaires.

6/ Un choix politique : le choix d’une réforme systémique, selon les points ou les comptes notionnels, n’est pas un choix technique, c’est un choix politique, dont la réalisation peut prendre des formes différentes selon les choix politiques faits au moment de l’unification.

II/ Des travaux complémentaires

Le rapport du Cor a largement utilisé des travaux réalisés depuis 2008 avec en tête la question d’une réforme systémique. Deux de ces travaux méritent qu’on les regarde de près.

Le premier est une étude de la Drees par Patrick Aubert et Cindy Duc (disponible ici). Ces deux chercheurs ont utilisé la base administrative de l’Échantillon interrégimes des cotisants, qui réunit des informations sur les cotisants de tous les régimes de retraite français. Ils ont cherché à mesurer l’effet redistributif des « 25 meilleures années » pour calculer le salaire de référence dans le calcul de la pension du régime général.

La plupart des détracteurs des comptes notionnels défendent un système qui offre une retraite calculée sur la base du dernier salaire. L’argument intuitif qui justifie cette position est qu’une retraite calculée sur la base du dernier salaire semble plus redistributive car on elle ne prend pas en compte les aléas de la carrière du salarié. Avec les 25 meilleures années, le système resterait en partie redistributif car « on ne prend pas en compte les mauvaises années ».

Le problème de cette approche est qu’elle ne prend pas en compte le bouclage du système : les retraites sont payées par les salariés, si bien qu’on ne peut donner relativement plus à certains sans donner moins à d’autres. Savoir de qui et vers qui la redistribution est réalisée est donc essentiel.

Le problème d’une règle comme le dernier salaire ou les 25 meilleures années de salaire est qu’elle avantage ceux qui ont un ratio (25 meilleures années de salaire / cotisations versées au cours de leur vie) plus élevé que les autres. Les cadres qui commencent en général plus tard à travailler et qui bénéficient de carrières croissantes sont susceptibles d’être les gagnants, tandis que ceux qui ont des carrières plates (ouvriers et employés) et qui ont commencé plus tôt à travailler sont au contraire ceux qui auront le plus mauvais ratio. En effet, ceux qui profitent d’une carrière croissante vont bénéficier d’un ratio de leurs 25 meilleurs salaires par rapport sur leurs cotisations moyennes plus élevé : le dernier salaire d’un cadre est nettement plus élevé par rapport à son premier salaire que le dernier salaire d’un ouvrier.

Fig. Gain lié à la règle des 25 meilleures années en fonction du niveau de salaire

Sources : Cor (2010), page 27, issu de Aubert et Duc (2009)

La figure ci-dessus, tirée de Aubert et Duc (2009), représente le gain associé à la règle des 25 meilleures années en fonction du décile de salaire à 40 ans : la population est classée des plus pauvres aux plus riches et groupée par cellules de 10% (D1 représente les 10% les plus pauvres et D10 les 10% les plus riches). Les auteurs calculent le ratio entre la retraite calculée en appliquant la règle des 25 meilleures années et la retraite calculée en utilisant comme salaire de référence le salaire moyen sur toute la carrière.

La courbe bleue est calculée en imaginant que l’on supprime le minimum contributif et la courbe verte en le maintenant. Ainsi, avec le système en l’état, les 20% les plus pauvres ne gagnent rien à la règle des 25 meilleures années, alors que les 10% les plus riches gagnent 12% de pension supplémentaire. Cette composante du système français de retraite opère par conséquent une redistribution « à l’envers ».

Un autre point intéressant à remarquer est le rôle important joué par le montant maximal de salaire qui est soumis à cotisations, qui porte le nom de « plafond de la sécurité sociale ». Les cotisations et les pensions du régime général sont en effet plafonnées au niveau du salaire moyen. Au-dessus du plafond, le système fonctionne en points via les régimes complémentaires. Le plafond a pour rôle de limiter les effets anti-redistributifs de la règle des 25 meilleures années : au-dessus du plafond, les salariés sont soumis au système à points qui prend en compte l’ensemble de la carrière. Ceci explique que le gain de la règle des 25 meilleures années soit plus important pour les déciles 7 et 8 que pour le décile supérieur : ceux qui font partie des 30% des plus hauts revenus, mais qui ne font pas partie des 10% les plus riches bénéficient davantage de cette règle que les 10% des plus hauts revenus. Il s’agit d’une règle qui bénéficie donc avant tout aux « classes moyennes » et aux « classes moyennes supérieures » plutôt qu’aux très hauts salaires. Elle pénalise principalement les salariés qui gagnent moins que le revenu médian

Le deuxième travail qui mérite d’être cité est celui réalisé par Christophe Albert et Jean-Baptistre Oliveau (2010). Ces chercheurs à la Caisse national d’assurance vieillesse (Cnav) ont essayé de simuler un système en comptes notionnels avec les mêmes caractéristiques que le système actuel. L’exercice est particulièrement difficile du fait que les deux systèmes ont des équilibres financiers différents et qu’il faut pouvoir estimer l’effet redistributif comparé des deux systèmes. Albert et Oliveau ont fait l’hypothèse (réaliste) que l’on conserve tous les avantages non contributifs. Même s’il faut rester prudent quant à l'interprétation des résultats de cette étude, on notera néanmoins qu’elle conclut que le passage aux comptes notionnels aboutiraient à un « resserrement des pensions », autrement dit une réduction des inégalités de pensions.

D’autres travaux sont certainement à entreprendre pour confirmer et affiner ces premiers résultats, mais pour tous ceux qui voient dans les comptes notionnels un système injuste, individualiste et inégalitaire, ces travaux devraient amener au moins à réfléchir.

Alors pourquoi le rapport n’a-t-il pas eu beaucoup d’écho ? Sans doute parce que la plupart des observateurs ont pris pour argent comptant la conclusion du gouvernement et de nombreux experts à propos des propositions de réforme systémique : cela ne résout pas le problème de l’équilibre financier…

Discussion de l’argument dans le prochain post.

Auteur: Antoine
_Antoine_

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mercredi 12 mai 2010

Retraites (10/41) : le débat 2010


La grande question qui structure le débat public sur les retraites concerne la nature de la réforme et oppose les partisans d’une réforme dite « systémique » (qui consiste à remettre à plat le système sur le long terme) aux partisans de réformes dites « paramétriques » (qui consistent à modifier périodiquement les paramètres du système). Au sein des partisans de chacune de ces grandes « voies de réforme », on peut distinguer deux approches qui donnent plus ou moins de poids aux garanties à donner aux salariés. On a donc au final quatre visions, assez différentes, de la direction vers laquelle notre système de retraite doit aller.

I/ L’option « remise à plat du système »

La motivation première d’une remise à plat du système français est la nécessité d’unifier les régimes de retraite : nous disposons de 36 régimes de retraite publics, obligatoires et financés en répartition, mais dont les règles sont différentes, la coordination malaisée et la gestion coûteuse. On notera d’ailleurs que le seul réel élément de consensus sur le système actuel est qu’il constitue un véritable casse-tête pour les salariés et pour les gestionnaires. Les avis sont en revanche partagés sur l’opportunité d’une réforme globale. Les pessimistes pensent que ce n’est pas possible, soit parce qu’ils considèrent que la complexité est naturelle à tout système de retraite, soit parce qu’à leurs yeux, l’esprit de consensus n’est pas suffisamment développé en France pour rendre possible une telle réforme (on préfère se taper dessus avec du poisson pourri…). Les optimistes pensent au contraire qu’une telle remise à plat est non seulement possible mais à terme plus efficace. Unifier un système de retraite n’est pas beaucoup plus compliqué et finalement bien moins coûteux que de construire une nouvelle ligne TGV. Ils soulignent par ailleurs les risques de l’approche actuelle : en annonçant des mesures partielles périodiquement, suivies d’autres projections catastrophistes, la confiance dans le système s’effrite, les jeunes générations en viennent à imaginer qu’elles ne toucheront pas de retraite et que leurs cotisations s’apparentent surtout à des impôts sans contrepartie. Au lieu de renforcer la solidarité entre générations, la situation actuelle mine les fondements du système en répartition.

Parmi ceux qui défendent une réforme globale du système de retraite, le consensus n’est pas vraiment de mise non plus. Jacques Bichot (Université Lyon II) défend une réforme systémique sur le modèle d’un système à points, tandis que Thomas Piketty et moi-même avons mis en avant une réforme suivant le modèle des comptes individuels de cotisation ou comptes « notionnels ».

1/ L’unification avec des comptes individuels en cotisation est défendue par Thomas Piketty et votre serviteur dans un opuscule du Cepremap (disponible gratuitement ici, reproduit dans un livre en vente ici, et discuté sur Ecopublix).

Le système fonctionne sur deux piliers intégrés : le premier pilier est purement contributif et le second est purement redistributif. La partie contributive fonctionne avec des comptes individuels sur lesquels les cotisations retraite versées chaque année sont enregistrées. Ces cotisations sont revalorisées chaque année par la croissance des salaires. Il s’agit d’un système en répartition car les cotisations ne sont pas placées sur les marchés financiers mais servent, comme aujourd’hui, à financer les retraites actuelles. Au moment de la liquidation, les salariés disposent ainsi d’une mesure de leurs droits à la retraite. Ces « droits retraite » sont convertis en pension mensuelle selon l’espérance de vie en retraite de chaque génération : plus le salarié reporte son départ en retraite, plus la pension est élevée ; les conditions de liquidation évoluent parallèlement à l’espérance de vie au fil des générations. Au lieu de réformes brutales, le principe est celui d’une adaptation lente et progressive des conditions de liquidation. Le seul paramètre de pilotage du système devient alors le taux de cotisation : si l’on souhaite augmenter le niveau des retraites ou consacrer une part plus importante du revenu national à passer plus de temps en retraite, il suffit d’augmenter le taux de cotisation. Automatiquement les droits à la retraite seront augmentés.

Le second pilier est redistributif : il s’agit de l’expression de la solidarité nationale envers ceux qui ont eu de faibles revenus, des carrières heurtées par le chômage, la maladie ou autre. Ces avantages non-contributifs sont crédités sur les comptes de la même façon que les cotisations, mais ils sont financés par l’impôt.

2/ L’unification des régimes avec un système à points est défendue par Jacques Bichot dans un document de l’Institut Montaigne (disponible ici). Cette proposition vise à étendre le mode de fonctionnement des régimes complémentaires en points à l’ensemble du système de retraite. Les salariés achètent des points en cotisant, points qu’ils vendent pour obtenir une pension. Comme les comptes notionnels, le système en points fonctionne en répartition et permet de prendre en compte l’ensemble de la carrière des salariés.

L’avantage du système à points, d’après ses défenseurs, est qu’il permet un pilotage « au fil de l’eau » : en effet, l’équilibre financier du régime peut être obtenu chaque année par ajustement du rendement du système, c’est-à-dire que l’on peut jouer sur la valeur du point pour équilibrer les finances du régime.

Pour ses critiques (dont l’auteur de ces lignes), le système à points ne permet pas de garantir les droits de retraite autant qu’un système en comptes notionnels peut le faire : en se donnant la marge de liberté de faire modifier la valeur du point, on n’offre pas les mêmes garanties qu’un taux de rendement indexé sur la croissance de l’économie. En effet, contrairement aux comptes notionnels, le rendement du régime à points n’est pas fixé : il s’agit d’un paramètre du régime. Comme le système fonctionne en points et non en euros, il est possible de faire de « l’inflation du point », c’est-à-dire de baisser le rendement du régime pour réduire les promesses passées. La philosophie des comptes notionnels est, au contraire, de ne faire que des promesses que l’on peut honorer, mais d’être extrêmement stricte sur le fait qu’elles seront honorées.

II/ L’option paramétrique

Les partisans d’une réforme paramétrique rejettent les propositions d’unification, les considérant comme des chimères ou de vaines constructions intellectuelles...

Le premier point mis en avant est le fait que modifier des paramètres du système existant est beaucoup plus simple techniquement, donc peut être mis en place beaucoup plus rapidement. Le président de la République a annoncé qu’il souhaitait une réforme avant la rentrée prochaine et seule une réforme paramétrique peut être réalisée dans un temps aussi court. Plusieurs explications peuvent être avancées pour expliquer ce choix : pressions pour annoncer un redressement à long terme des finances publiques, choix stratégique de communiquer sur des mesures symboliques du système de retraite (« la retraite à 60 ans ») ou craintes d’un scénario à la Juppé en cas de réforme globale. Parmi les partisans d’une réforme paramétrique, on trouve aussi des syndicalistes et des universitaires. Jean-Christophe Le Duigou (CGT), Danièle Karniewicz (CFE-CGC, syndicat des cadres) ou Henri Sterdyniak (OCFE) ont ainsi pris parti contre toute réforme systémique et défendu une modification des paramètres du système actuel.

Ils ont tous défendu l’idée d’un âge pivot, « âge norme », qui pourrait évoluer avec le temps, mais qui doit continuer à faire référence. Leurs positions se distinguent donc essentiellement par le calendrier et l’ampleur de la hausse de paramètres comme la durée requise de cotisation ou l’âge minimum de liquidation.

3/ Le gouvernement, le Medef et la confédération des cadres défendent une hausse de l’âge minimum de départ en retraite couplée avec la hausse prévue de la durée requise de cotisation. Le Medef a suggéré une augmentation de l’âge minimal à 63 ans. Les modalités exactes de la proposition du gouvernement ne sont pas encore connues : hausse progressive de l’âge minimum ? hausse en parallèle de l’âge du taux plein, actuellement à 65 ans ? augmentation des âges minimums dans la fonction publique et dans le secteur privé ? Les paramètres qui peuvent être modifiés sont le calcul du salaire de référence dans la fonction publique (6 derniers mois au lieu des 25 meilleures années dans le secteur privé, intégration ou non des primes…).

Pour la droite, s’attaquer au symbole de la « retraite à 60 ans » permet de galvaniser les troupes de l’UMP, et de ringardiser la gauche comme incapable de proposer une réforme permettant de rendre soutenable l’équilibre des retraites.

Pour le gouvernement, il s’agit aussi de donner des gages symboliques à Bruxelles, Berlin et aux marchés financiers. Quand les Français ont fait pression sur la chancelière Merkel pour contribuer à l’aide financière à la Grèce, quand les Allemands ont annoncé une augmentation de l’âge du taux plein à 67 ans à l’horizon 2028 et au moment où l’on demande aux Grecs de repousser leur départ en retraite à 67 ans, on peut imaginer que le gouvernement français souhaite envoyer un signal fort sur la réforme des retraites.

Le problème de cette analyse, c’est qu’elle néglige complètement la perspective de long terme du système de retraite et de l'équilibre des finances publiques. La crise financière n’a pas mis considérablement en péril l'équilibre financier des retraites : ce qui reste la raison majeure des déséquilibres à long terme est l’augmentation de l’espérance de vie. Chercher à rééquilibrer le système à court terme en complexifiant encore notre système fait courir le risque d’accroître un peu plus la confusion et l'incertitude sur le pilotage à long terme. Croire qu’une réforme paramétrique, « symbolique » permettrait de rassurer les marchés financiers sur la soutenabilité à long terme des finances publiques est quelque peu déconcertant.

Par ailleurs, une augmentation seule de l’âge minimum de liquidation toucherait avant tout ceux qui ont commencé tôt à cotiser, les carrières longues, qui sont les grandes perdantes du système de retraite français. Il est difficile de ne pas y voir une proposition de réforme particulièrement injuste.

4/ Une partie de la gauche et du monde syndical s’accorde avec le gouvernement pour refuser toute réforme globale, mais s’oppose à celui-ci sur la façon d’équilibrer le système. A l’appel d’Attac et de la fondation Copernic, une pétition en ligne, signée par beaucoup de monde, des universitaires (André Orléan, Henri Sterdyniak, Pierre Concialdi, Jacques Généreux, Olivier Favereau) et des politiques (Olivier Besancenot, Noël Mamère, Marie-George Buffet, Jean-Luc Mélenchon) résume le diagnostic de cette position : les réformes déjà mises en place et envisagées appauvrissent les retraités et il est inenvisageable de reporter l’âge de départ en retraite lorsque les plus jeunes font face à un taux de chômage élevé. La pétition attaque aussi les propositions d’unification du système (en points ou en comptes notionnels) comme des mesures qui visent à paupériser les salariés et à inciter ceux qui occupent des professions à grande pénibilité physique à travailler toujours plus longtemps. La pétition propose une solution simple (certains diraient une « solution miracle »…) pour financer l’augmentation de la durée de la retraite : augmenter la part des salaires dans la valeur ajoutée (c’est-à-dire augmenter les salaires) et taxer les profits.

Que penser de cette analyse ? Davantage qu’une position politique particulière (au sens d’une préférence particulière pour la redistribution, par exemple), les personnes qui défendent cette position ont en commun de partager un certain nombre de croyances contestables.

La première croyance est que le marché du travail fonctionne de manière « malthusienne » : il est impossible de repousser l’âge de retraite effectif car il existe du chômage des jeunes ; si les seniors poursuivent leur carrière, cela va se traduire par plus de chômage pour les plus jeunes. Cette idée de substitution entre jeunes et vieux est le fondement des politiques de préretraites mises en place en France pendant une vingtaine d’années : on a subventionné les entreprises françaises avec de l’argent public pour se débarrasser des seniors, et ce de plus en plus tôt. Cette politique a été redoutablement « efficace » : le taux d’emploi des seniors a chuté avec une rapidité extraordinaire pour atteindre un des plus bas niveaux des pays développés (accompagné en cela par d’autres pays européens comme la Belgique). Le taux de chômage des jeunes, lui, n’a pas bougé. Les pays, comme la Suède, qui ont dépensé beaucoup d’argent pour faciliter le maintien en emploi des seniors, ont un taux d’emploi considérablement plus élevé non seulement pour les jeunes, mais également pour les seniors, . Sans surprise, on compte parmi les signataires de cette pétition un grand nombre d’anciens défenseurs des préretraites.

La seconde croyance des pétitionnaires est que les salariés ne paient pas in fine les retraites et qu’il n’y donc aucune raison qu’ils paient la durée supplémentaire en retraite qu’engendre l’augmentation de l’espérance de vie. Dans cette perspective, il ne faut surtout pas que les salariés soient responsables et organisent la soutenabilité à long terme de leur système de retraite. Il faut « lutter », il faut « augmenter les salaires ». La proposition principale de la pétition est donc tout simplement d’augmenter la part du PIB consacrée aux salaires. Cette position est cohérente avec la vision que les cotisations sont payées par les employeurs et ainsi s’oppose avec l’analyse standard de l’incidence fiscale.

Au-delà du fait qu’on ne sait pas expliquer le partage de valeur ajoutée, imaginons qu’il soit possible d’augmenter les salaires (avec la croissance de la productivité, c’est possible). On peut certes financer plus de temps en retraite, mais cela implique forcément que la part des salaires consacrée à la consommation de biens et services publics et privés sera réduite. Ce seront bien les salariés qui auront payé leur retraite, in fine. Ces biens et services, publics et privés, vont dépendre aussi du niveau des salaires (pensez aux heures d’infirmières dont vous aurez besoin à la fin de votre vie). Si on choisit d’augmenter les cotisations pour financer des retraites plus longues, la consommation de services privés ou publics devra baisser. On peut donc opposer à Henri Sterdyniak sa propre formule : « méfions nous des recettes miracles »…

Bon, ayant perdu la moitié des lecteurs, je vais arrêter là pour aujourd’hui. La prochain post sera consacré au rapport du COR de février 2010 sur la faisabilité des comptes notionnels.

_Antoine_

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dimanche 9 mai 2010

Retraites (9/41) : Etat des lieux


Avec une actualité si chargée sur la question des retraites, Ecopublix ne pouvait pas rester silencieux plus longtemps : rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) en février 2010, annonce du président de la République d’une réforme en mai-juin 2010, nouvelles projection du COR il y a quelques semaines et des prises de position multiples sur le sujet : unification ou pas, annuités, points ou comptes notionnels, âge de la retraite, financement, pénibilité... Où en est-on ? Où va-t-on ?


I/ Le système de retraite français

Avant de débattre d’une possible réforme du système de retraite français, encore faudrait-il savoir comment il fonctionne actuellement.

Le problème est que notre système de retraite actuel est le fruit d’une longue histoire : il est constitué de couches successives de législations, qui, au fil du temps, se sont consolidées en un patchwork de règles complexes à déchiffrer. Pour faire simple, on peut dire que le système de retraite français est :

1/ Morcellé : Il existe 36 régimes de retraites et en moyenne, un retraité français touche 2,3 pensions. On distingue les régimes de base (privé, fonction publique, régimes spéciaux) et les régimes complémentaires. La Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) est le régime de base des salariés du secteur privé, l’Arcco est le régime complémentaire des salariés non-cadres, l’Agirc celui des cadres, l’Ircantec celui des non-titulaires de la Fonction publique etc.

2/ En répartition : Cela veut dire que les cotisations des actifs servent à financer les retraites actuelles. Les cotisations ne sont pas placées sur les marchés financiers et il n’y a généralement pas de provisionnement (c’est-à-dire qu’il n’y a pas de « provisions », d’avoirs financiers en réserve pour honorer les pensions à venir). Il y a plusieurs exceptions à cette règle : la première est le Fonds de réserve des retraites (FRR), un fonds public en capitalisation, créé en 1999 par le gouvernement Jospin mais qui n’a été que peu alimenté ; la seconde correspond aux réserves des régimes complémentaires et en particulier de l’Agirc ; enfin la troisième correspond aux fonds du Régime additionnel de la fonction publique (RAFP), régime en capitalisation créé en 2003 pour prendre en compte les primes dans la fonction publique.

3/ Contributif : Les pensions versées sont fonctions des cotisations versées ; plus vous avez eu des salaires élevés, plus la pension que vous toucherez sera importante. Le caractère contributif dépend de la formule exacte de pension, qui varie selon les régimes.

Dans le secteur public, le régime est dit en annuité, avec un taux de remplacement appliqué au traitement indiciaire des derniers 6 mois. Par exemple, un fonctionnaire qui partirait à la retraite en 2012 avec 41 ans de cotisation et dont le traitement serait de 3000 euros obtiendrait une pension de 2250 euros mensuel, celui avec un traitement de 1500 euros, obtiendrait 1125 euros. On appelle le système en « annuité » car chaque année de cotisation rapporte un pourcentage du taux de remplacement. Par exemple, dans notre exemple, chaque année vaut 1,829 %. Notre même fonctionnaire qui parviendrait à l’âge de la retraite avec 40 de cotisation, obtiendrait un taux de remplacement de 73,17% (ou 40/41*0,75).

Pour les salariés du secteur privé, on distingue le régime de base qui porte sur les salaires sous le plafond de la Sécurité sociale et les régimes complémentaires qui fonctionnent « en points » sur les salaires au-dessus du plafond. Dans le régime général, la pension dépend du salaire de référence, calculé comme la moyenne pondérée par l’inflation des 25 meilleures années de salaire sous plafond. La pension dépend aussi de l’âge de départ et de la durée de cotisation. Le taux plein de 50% est atteint sous condition d’avoir, soit atteint 65 ans, soit d’avoir la durée requise du taux plein, qui a été portée à 41 ans. Pour chaque trimestre manquant par rapport au minimum de 65 ans ou de 41 ans de cotisation, une décote est appliquée de 5% par trimestre manquant. Tout trimestre contribué au-delà de ces conditions requises permet d’obtenir une surcote venant bonifier la pension. L’âge de 60 ans est l’âge minimum de liquidation, mais il ne s’agit pas de l’âge du taux plein qui dépend de la durée de cotisation ou d’avoir atteint 65 ans.

Par exemple, un salarié qui aurait 41 ans de cotisation et 60 ans en 2012 pourrait obtenir une pension au taux plein, soit 50% de son salaire de référence. Si sa carrière a été doucement croissante, 1% de croissance chaque année de façon linéaire, avec un début de carrière à 1000 euros et en fin de carrière à 1500 euros, cela donnerait un salaire de référence à 1318 euros et une pension mensuelle de 660 euros.

La pension du régime générale est bien souvent insuffisante pour obtenir une pension décente : les salariés du secteur privé comptent alors sur les régimes complémentaires, qui eux fonctionnent en points. Le principe du fonctionnement en point est que les cotisations donnent droit à des points selon la valeur du « salaire de référence », qui est le prix d’achat du point (il convertit les cotisations en points). Les salariés accumulent des points, qui permettent la liquidation d’une pension dont le montant est déterminé par la valeur du point au moment de l’âge de liquidation (prix de vente du point).

Par exemple pour notre salarié du secteur privé en fin de carrière à 1500 euros, il cotise aussi à l’Arrco sur la base du salaire sous plafond. Il cotise 7,5% de son salaire pour la retraite complémentaire qui lui donne droit à des points. On calcule le nombre de points en divisant la valeur des cotisations (0,075*1500*12=1350 euros) par la valeur du points (en 2010 14 euros), ce qui donne quelque chose comme 96 points cette année là. En imaginant que ces paramètres ont été valides tout au long de sa carrière, il pourrait faire valoir 3200 points. Au moment de son départ en retraite le salarié va convertir ces points en pensions. En Avril 2010, le point Arrco vaut 1,884 euros, donc le salarié peut obtenir une pension complémentaire de l’ordre de 500 euros mensuel (3200*1,884/12). Tout cela est bien sûr extrêmement simplifié.

4/ Redistributif : Le système de retraite français consiste aussi dans de nombreux avantages dits non-contributifs, au sens où ils ne sont pas conditionnés à des cotisations passées. Ces avantages non-contributifs incluent le minimum vieillesse, les bonifications pour enfants, les trimestres gratuits pour maladie, chômage, préretraite, invalidité, etc. Ces droits non contributifs représentent environ 30% des dépenses totales de retraite et sont très importants pour la redistribution globale du système.

A l’inverse, il existe des effets anti-redistributifs (qui transfèrent des ressources des plus pauvres vers les plus riches) moins apparents dans le système. Les inégalités d’espérance de vie en sont un exemple classique : tout système de retraite redistribue de ceux qui meurent jeunes vers ceux qui meurent vieux. Le problème est que ceux qui ont une faible espérance de vie sont aussi souvent ceux qui ont de faibles revenus, et ainsi le système de retraite redistribue aussi des hommes vers les femmes, des plus pauvres vers les plus riches.

5/ Complexe : le système français décrit ici en quelques lignes est pourtant bien plus complexe ; vous ne pourrez pas calculer votre pension exacte avec cette brève description !

II/ Le décor de la réforme de 2010

Deux éléments forment le décor de fond de la réforme des retraites annoncée pour 2010 : la réforme de 2003 et la crise financière de 2008.

La réforme de 2003, dite réforme Fillon, avait posé les perspectives du pilotage à long terme du système de retraite français : augmentation de la durée requise de cotisation proportionnellement à l’augmentation de l’espérance de vie et augmentation des cotisations retraite (sous condition de la baisse du chômage et des cotisations de l’assurance chômage). Après cette réforme, M. Fillon avait jugé que le problème des retraites était réglé une fois pour toutes. La loi de 2003 prévoyait des « rendez-vous » tous les quatre ans (2008, 2012, 2016) pour ajuster le scénario de base et confirmer la hausse de la durée requise de cotisation. En 2007, un rapport du COR visait à préparer la discussion pour le « rendez-vous 2008 » en détaillant les nouvelles projections financières des régimes, mais en 2008 le rendez-vous prévu n’a pas eu lieu.

La crise financière arrive alors et touche non seulement les systèmes en capitalisation (dont les avoirs sont réduits considérablement) mais aussi les systèmes en répartition avec la baisse des ressources (du fait de la baisse de l’emploi et des salaires). Les finances publiques de tous les États se détériorent très rapidement, avec l’augmentation des déficits et l’explosion de la dette publique. En intervenant pour stabiliser l’économie et éviter le spectre d’une grande dépression, les États ont pris à leur charge une part importante de la dette, fragilisant ceux qui se trouvaient déjà dans une situation critique (Grèce, Japon, etc.). Pour convaincre les détenteurs de dette qu’ils ne vont pas recourir à l’inflation ou faire défaut, les États doivent alors démontrer qu’ils ont la capacité de gérer leurs engagements sur le long terme. Et c’est là que revient la question des retraites : une grande partie de la soutenabilité des finances publiques sur long terme dépend de la crédibilité des États à financer leurs engagements de retraite face au vieillissement de leur population.

Ces deux éléments ont, semble-t-il, convaincu le gouvernement qu’une réforme des retraites était devenue un impératif en 2010 : rattraper le rendez-vous manqué de 2008 et donner des signes concrets aux marchés financiers et à nos partenaires européens (notamment l’Allemagne) d’un engagement à maîtriser les finances publiques sur le long terme.

Le décor étant posé, j’attaquerai le débat 2010 dans un prochain post.

_Antoine_

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jeudi 29 avril 2010

Les absents ont toujours tort


La question de l'absentéisme scolaire agite à nouveau le landerneau. L'idée de supprimer les allocations familiales aux familles dont les enfants font un peu trop souvent l'école buissonnière refait surface, comme un bon vieux serpent de mer. Evidemment, il est plus facile d'agiter des chiffons rouges que de prendre le temps de réfléchir. Essayons pourtant de raisonner tranquillement: pourquoi certains enfants ne vont-ils pas à l'école? Pourquoi est-ce un problème? Et que peut-on bien faire pour y remédier?

Pourquoi certains enfants ne vont-ils pas à l'école? Cette question de l'absentéisme scolaire a reçu une attention particulière avant tout chez les économistes du développement. L'éducation est en effet la pierre angulaire du développement, et comprendre pourquoi les enfants ne vont pas à l'école alors même que l'enseignement est obligatoire et gratuit est un enjeu majeur pour les politiques éducatives des pays en voie de développement. Esther Duflo (que l'on félicite au passage) explique très bien dans le premier chapitre de son bouquin à la République des Idées les différentes raisons qui peuvent expliquer pourquoi les enfants pauvres désertent les salles de classe dans ces pays: programmes scolaires inadaptés, absentéisme des professeurs, coût d'opportunité du travail des enfants, coûts d'équipement (uniformes ou livres), etc. Dans les pays développés, la plupart de ces facteurs sont évidemment moins déterminants. Et la plus grosse partie du problème se joue sans nul doute au niveau de la relation parents/enfants.

Il y a fondamentalement deux types de raisons qui peuvent expliquer que cette relation parent/enfant ne fonctionne pas de manière optimale en termes de choix d'éducation. Le premier écueil peut provenir du fait que les parents eux-mêmes ne poussent pas les enfants à aller à l'école parce qu'ils ne perçoivent pas correctement les bénéfices du fait d'aller à l'école. Il me semble assez peu probable que ce soit l'explication principale de l'absentéisme scolaire en France, car les parents semblent percevoir assez bien les dangers de voir leurs enfants quitter l'école et traîner dans la rue. Pour autant, ce peut être une partie de l'explication, dans les pays en développement notamment. Mais dans ce cas, la politique adéquate à mettre en place est une politique d'information plutôt que de répression. Jensen a par exemple montré que les bénéfices scolaires sont clairement sous-estimé en République Dominicaine et qu'en fournissant de l'information sur les bénéfices réels, il était possible de réduire l'absentéisme chez les élèves les moins pauvres. (Cf. une fois de plus le bouquin d'E. Duflo qui évalue l'efficacité des différentes manières possibles d'informer les parents sur les bénéfices de scolariser leurs enfants.)

Le deuxième problème, qui à mon sens est le nerf de la guerre, c'est que les parents ne parviennent pas a contrôler correctement les actions de leurs enfants. C'est ce qu'on appelle communément chez les économistes un "problème d'agence" des plus classiques. Les parents ("le principal") veulent mettre leur enfant (l'agent) à l'école. Mais, premièrement, l'agent et le principal ont des objectifs divergents (l'enfant veut aller brûler des voitures parce que c'est plus marrant que d'apprendre les identités remarquables) et deuxièmement, le principal ne peut pas contrôler parfaitement les actions de l'agent (il y a asymétrie d'information, parce que l'enfant peut sécher sans que les parents s'en rendent complètement compte) et donc il y a risque d'aléa moral du point de vue de l'agent, c'est-à-dire que l'enfant va choisir un niveau de présence scolaire inférieur à celui souhaité par les parents. Les parents peuvent exercer un monitoring plus ou moins important pour tâcher de réduire cet aléa moral, mais ce monitoring est coûteux (conflits au sein du foyer, coût d'opportunité du temps passé à être derrière les enfants, etc...). Quelle est donc la meilleure solution pour atténuer ce problème d'agence?

La première solution c'est le paternalisme bien conservateur, c'est-à-dire punir les parents dont on soupçonne le monitoring de n'être pas suffisamment efficace. On peut donc à peu près tout envisager ici, et je m'étonne presque de ne pas encore avoir vu dans le programme de l'UMP des propositions telles que déchoir de leur nationalité française ces pourritures de parents polygames dont les enfants désertent les cours de recré, ou encore châtrer les pères de famille dont les enfants sèchent l'école... De manière un peu moins radicale, on peut aussi envisager de sucrer les allocations familiales aux parents dont les enfants sont trop souvent absents. L'idée de base, c'est que du fait du coût de monitoring, le niveau de contrôle choisi par les parents est socialement sous-optimal, du coup il faut forcer les parents à être plus dur avec les enfants, et pour ce faire on créé une amende qui génére une incitation pour le principal à choisir un niveau de monitoring plus élevé. Dans le monde de l'entreprise (ou un problème similaire d'agence existe entre les actionnaires (le principal) et les dirigeants (l'agent)), l'équivalent d'un tel schéma serait d'imposer une amende aux actionnaires qui n'exercent pas leur droit de vote afin de les obliger à monitorer plus directement les actions du principal. C'est pas idiot en soi. Mais dans le cas de l'absentéisme scolaire, il est peu probable que ce soit efficace. D'abord parce que ce type de mesure n'est vraiment efficace que lorsque le niveau de contrôle choisi par le principal (les parents, les actionnaires) est vraiment très inférieur au niveau optimal. C'est sans doute le cas pour les petits actionnaires, car le coût d'aller voter est bien supérieur aux bénéfices qu'une voix parmi des milliers risque d'apporter en termes de contrôle sur la politique des dirigeants. C'est je pense beaucoup moins vrai dans le cas des familles, car pour les parents, le coût de l'absentéisme scolaire est vraiment très visible, immédiat et plutôt correctement perçu par les parents. Ensuite parce que ce type de mesure n'est efficace que lorsque les problèmes de contrôle (les asymétries d'informations) sont faibles. (En gros, pour ceux que cela intéresse, ce type de mesure est optimal lorsqu'il n'y a aucun problème d'information et que donc le "rotten-kid theorem" de Becker s'applique). Par ailleurs, du point de vue de la justice sociale, ca me paraît très sous-optimal d'instituer une forme de double-peine de la sorte. S'il peut être utile de créer des incitations à augmenter le niveau de monitoring, il me semble que faire entièrement porter à ces familles (souvent pauvres) le coût de ce monitoring additionnel (et je pense que ces coûts sont potentiellement très importants, en termes de conflits au sein du foyer, etc.) est clairement moins équitable que d'instaurer une subvention aux parents qui monitorent efficacement leurs enfants.

Le deuxième type de solution, c'est de viser non plus le principal, mais l'agent, et de créer des incitations pour que les objectifs de l'agent se rapprochent de ceux du principal. Typiquement, c'est le fameux programme de la cagnotte scolaire, où l'on donne de l'argent aux enfants en fonction de leur assiduité. Ainsi les bénéfices pour l'enfant d'aller à l'école augmentent, et les objectifs des parents et des enfants convergent désormais. Ce n'est pas absurde, mais franchement comme politique publique, en termes de rapport coût/bénéfice, c'est super couteux. En effet, si 'on veut que ce types d'incitations soient efficaces, -sachant que la plupart de ces enfants perçoivent le bénéfice d'être à l'école comme quasi-nul-, les montants financiers qu'il faut verser aux enfants doivent être à la hauteur de leur outside option (le coût d'opportunité de rester à l'école, c'est-à-dire, grosso modo ce que je peux gagner dans la rue en dealant du shit). Clairement, ce ne sont pas des petits montants en jeu. Et cela pose également de vrais problèmes d'équité, puisqu'il faudrait verser logiquement ce type de primes à tous les enfants scolarisés, même ceux dont l'absentéisme est déjà minimal en l'absence d'incitations financières.

La troisième solution, à mon sens la plus efficace en termes de rapport coût/bénéfices, c'est de prendre le problème à la racine et d'agir sur les asymétries d'information en cherchant à améliorer les outils de monitoring pour en réduire les coûts et ainsi minimiser le problème d'agence. Concrètement, c'est permettre aux parents de contrôler heure par heure l'assiduité des enfants en envoyant par exemple des SMS aux parents quand les enfants ne sont pas a l'école. Il y a beaucoup à apprendre de ce point de vue des nombreuses expériences menées dans des pays comme le Brésil avec le programme Bolsa-Escola, où les municipalités ont la liberté de jouer sur les paramètres du programme fédéral. Une fois de plus, il me semble que laisser de la liberté aux collectivités locales pour expérimenter et évaluer différentes façons d'améliorer les outils de monitoring des parents est la solution pour faire émerger les meilleures pratiques. Mais évidemment, c'est politiquement moins rassembleur que de châtrer les parents polygames...

_Camille_

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lundi 22 mars 2010

Ethnicité : spin off


Le premier post sur l’ethnicité et la fourniture du bien public nous avait laissé la désagréable impression que la seule issue permettant une fourniture de biens publics de qualité était la formation de « ghettos ethniques » dans lesquels chacun s’entendrait sur le type de bien public à fournir, serait prêt à participer à son financement, collaborerait efficacement avec les autres membres de son ethnie et surveillerait attentivement que chacun en fasse bien de même.
Ce post va s’attaquer à cette impression de deux manières.



Tout d’abord, plutôt que de la dénoncer sur des critères éthiques, nous allons, en bons économistes, voir si l’on peut effectivement atteindre un optimum social stable en redécoupant les frontières des pays selon des critères d’homogénéité ethnique.
Une fois cet exercice terminé, nous verrons également que notre impression que la solution ne saurait résider que dans une forme d’apartheid tient à une hypothèse très forte (et très fausse) sur l’ethnicité, à savoir qu’un individu ne peut se définir que par une et une seule identité ethnique au cours de sa vie.


I. La taille des Nations.

La question de la détermination de la taille optimale des pays, telle qu’analysée par Alberto Alesina et Enrico Spolaore dans leur ouvrage The Size of Nations (dont on peut trouver une partie des arguments résumés dans cet article ), nous offre un cadre analytique permettant de savoir si, oui ou non, on peut parvenir à un optimum social stable en redécoupant les pays selon des critères d’homogénéité ethnique. En effet, ces auteurs cherchent à comprendre la détermination de la taille des pays, dans un contexte d’arbitrage entre des économies d’échelles (plus le pays est grand, plus le coût par tête de la fourniture de bien public est faible) et d’hétérogénéité des préférences (plus le pays est grand, plus ses habitants diffèrent en termes de préférences sur le bien public). Définissant le nombre optimal de pays comme celui qui permet de maximiser la somme des utilités des habitants du monde, ils cherchent alors à savoir si celui-ci est effectivement réalisable.

Dans le modèle qu’ils proposent, volontairement simplifié, la distance géographique entre les individus est proportionnelle à leurs différences en termes de préférences sur le bien public à fournir. En posant que les groupes ethniques sont répartis sur des zones géographiques spécifiques, on peut donc reprendre leur problématique en l’appliquant à des groupes ethniques qui auraient des préférences différentes sur les biens publics à fournir.

Le nombre optimal de pays va être fonction décroissante du coût du bien public et croissante de la perte d’utilité que représente pour un individu le fait que ce bien est relativement éloigné de ses préférences (c'est-à-dire, ici, géographiquement éloigné). Ainsi, si l’on représente le monde comme une ligne et que le nombre de pays optimal est de 5, on peut représenter le monde comme sur le graphique ci-dessous. Dans le 3e pays, le bien public, est fourni exactement au centre (de même que dans chacun des autres pays). Il en résulte que les individus, ou groupes ethniques, situés près de la frontière seront très peu satisfaits car, alors qu’ils contribuent au financement de ce bien, ils n’en obtiennent qu’une faible utilité, car il ne correspond pas au bien public qu’ils désirent. Dès lors, les habitants de chaque pays résidant près des frontières auront intérêt à faire sécession et à créer leur propre pays, qui leur fournirait un bien public plus proche de leurs attentes. Partant d’une situation optimale, on constate alors que le nombre de pays n’est pas stable, et que, dans un cadre où la sécession peut se faire relativement aisément, le nombre de pays sera supérieur à celui désirable socialement.




En d’autres termes, laisser les individus décider de la taille de leur pays en fonction de leurs préférences entraine un nombre socialement sous optimal de pays. Dans notre contexte, cela signifie qu’un monde de ghettos ethniques, dans lesquels les populations sont très homogènes du point de vue de leurs préférences est un monde inefficace, car ne prenant pas bien en compte le fait qu’appartenir à un pays plus grand, et donc plus hétérogène ethniquement, permet de réduire la facture du bien public.


II. Un portefeuille d’identités ethniques ?

Définir les frontières des pays ou des juridictions sur des critères ethniques ne semble donc pas être optimal, alors même que nous avions complètement négligé le coût que peut représenter un tel découpage (les relations entre l’Inde et le Pakistan ou entre Israéliens et Palestiniens semblent pourtant indiquer que ce coût est loin d’être négligeable). Cependant, il ne faut pas nécessairement en conclure que nous sommes condamnés à une sous provision de biens publics due à la cohabitation de trop de groupes ethniques différents.
En effet, nous avons jusqu’à présent supposé que l’ethnicité des individus était clairement définie, identifiable et inaltérable. C’est en réalité loin d’être le cas. Les théories constructivistes ont en effet largement démontré à quel point l’identité ethnique peut être fluctuante. Ce type d’approche montre en effet que loin d’être quelque chose de fixé, l’identité ethnique d’un individu est le fruit d’une construction sociale, et qu’elle est donc sujette à évolution et manipulation.
La définition du concept d’ethnicité fait débat, car, comme l’écrit Max Weber, « le concept général d’ethnie […] est un fourre tout ». Kanchan Chandra dans un survey sur la définition du concept, propose de comprendre l’identité ethnique comme « un sous ensemble de catégories d’identité auxquelles l’éligibilité est déterminée par des attributs liés à l’origine (« descent based attributes ») » Dans cette définition, sont donc définies comme ethniques des identités telles que la couleur de la peau ou la région d’origine, que le sens commun ne considère généralement pas comme des ethnies, alors qu’elles le sont dans la littérature sur l’ethnicité.

Si l’on en croit Daniel Posner , les théories constructivistes enrichissent la question de l’ethnicité de deux manières. Tout d’abord, loin d’être définis par une seule identité ethnique, les individus, en possèdent en réalité plusieurs, susceptibles d’être mobilisées à des moments spécifiques dépendant du contexte économique et social (un individu peut choisir de s’identifier d’abord à son clan, à sa région, à sa langue, à sa couleur de peau, à son pays…).
Ensuite, à supposer que le type d’identité ethnique à laquelle on s’identifie soit fixé, la frontière entre chaque « ethnie » est souvent floue, rendant possible le passage d’une ethnie à l’autre. Même dans le cas extrême de la couleur de peau, pour lequel l’appartenance ethnique est directement visible, et donc difficilement manipulable, la différence de couleur n’est en réalité pas discrète mais continue, rendant possible des changements d’ethnie à la marge.
Ce type de manipulation d’identité ethnique a peu été étudié empiriquement, car nécessitant d’avoir des données d’identité ethnique prises en différentes périodes. On peut néanmoins citer l’exemple historique de la mobilisation des associations de caste dans l’Inde du début du XXe siècle (étudiés notamment par Nicholas Dirks ou Susan Bayly), qui cherchaient à améliorer le statut de leur caste, en passant notamment par une modification du nom de celle-ci pour adopter des noms tels que « Brahmane » ou « Rajput », plus prestigieux. Les données de recensement de l’époque sont en ce sens éloquentes, soulignant les tentatives des différents groupes de castes pour manipuler leurs noms face aux autorités du recensement. Ainsi, la caste des Kanets de l’actuel Himachal Pradesh (qui appartenait à l’époque à la Province du Punjab) a obtenu, au recensement de 1921, le droit de se déclarer comme Rajput, entrainant une modification massive de la population de ces deux groupes dans le recensement, comme on peut l’observer sur le graphique.




Cependant, ce type de manipulation reste relativement rare car difficile à mettre en œuvre, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Il n’est donc pas celui qui nous intéresse en priorité ici, le cas de figure le plus fréquent n’étant pas celui d’un changement d’ethnie (par exemple, changer de clan), mais plutôt celui où l’identité ethnique « pertinente » (en anglais « salient », je n’ai pas trouvé de traduction moins moche) change.

De nombreux travaux ont en effet montré à quel point l’identité ethnique « pertinente » répond au contexte économique et social. Les travaux de Daniel Posner sur la Zambie sont particulièrement marquants sur la question.
Dans cet article en particulier, il utilise le fait que la frontière entre la Zambie et le Malawi, décidée arbitrairement au moment des indépendances, ne coïncide pas avec la répartition géographique des groupes ethniques, et en coupe donc certains en deux. Il s’intéresse ainsi aux relations entre les Chewas et les Tumbukas, deux groupes répartis d’un coté et de l’autre de la frontière. L’arbitraire dans le tracé de la frontière implique que le fait de se trouver d’un coté ou de l’autre de celle-ci est uniquement du au hasard. Dès lors, on peut supposer qu’un Chewa du Malawi a des caractéristiques très similaires à celles d’un Chewa de Zambie, et de même pour les Tumbukas. Il en résulte que les différences culturelles entre Chewas et Tumbukas sont les mêmes de part et d’autre de la frontière, et que toute différence dans les rapports entre ces deux groupes peut être attribuée au fait d’appartenir à un pays différent, avec ce que cela implique en terme de différences institutionnelles, plutôt qu’à des différences culturelles fondamentales entre ces groupes spécifiques à un pays.

Or, on constate de manière relativement surprenante que si au Malawi ces deux groupes ethniques tendent à être des adversaires sur le plan politique, avec des partis spécifiques, et des votes très marqués par l’appartenance à l’une ou l’autre de ces communautés, ils sont au contraire alliés en Zambie, avec un parti politique commun, et le sentiment d’appartenir à une même communauté, celle de la région. Ce sentiment se trouve illustré de manière flagrante dans les résultats d’une enquête menée par Posner, et reproduite dans le graphe ci-après.




Pour rendre compte de cet état de fait, l’argument de Daniel Posner est que la taille relative de chacun de ces groupes par rapport à la population du pays dans son ensemble est très différente de part et d’autre de la frontière : alors qu’au Malawi, chacun représente une large part de la population, ils sont tous les deux très minoritaires en Zambie. Dès lors, un politicien désireux de remporter des élections en ayant recours à une identification ethnique des électeurs n’aura pas la même stratégie d’un coté ou de l’autre de la frontière : le politicien Zambien aura tout intérêt à chercher à mobiliser ses électeurs sur les bases de leur identité régionale, afin de s’assurer une base suffisamment large pour espérer gagner les élections, tandis qu’un politicien Malawite, lui, cherchera à mobiliser les électeurs sur leur identité communautaire.

Il apparait donc que l’écart culturel existant entre différents groupes ethniques n’est pas en soit clivant : il ne le devient que parce qu’il est stratégiquement construit en réponse à un contexte donné. D’autres études abondent dans le sens d’une identification stratégique à l’ethnie, qui n’est d’ailleurs pas systématiquement due aux calculs des hommes politiques, mais peut être également le fruit de stratégies individuelles, comme dans le cas de la recherche d’un emploi.


III. Heal the world, make it a better place.

L’identité ethnique étant largement construite, et donc susceptible d’être manipulée, notre problème de fourniture de biens publics dans un environnement multi ethnique n’apparait plus totalement insoluble, puisque pouvant potentiellement être surmonté par la redéfinition des lignes de clivages entre groupes ethniques. Il en résulte une large responsabilité des hommes politiques, qui, s’ils veulent véritablement tenter de résoudre cette situation sous optimale, doivent résister à la tentation électoraliste de mobiliser les électeurs sur des identités clivantes, pour tenter au contraire de lisser celles-ci afin qu’elles ne viennent pas polluer le débat politique. Autant dire qu’il n’y a pas de raison d’être très optimiste, les incitations des hommes politiques allant clairement à l’encontre d’une évolution bisounours des rapports entre groupes ethniques. Il ne reste plus qu’à gagner souvent des coupes du monde de rugby, de foot, ou les JO...
_Guilhem_

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